[Vintage] Toujours Moi - Corday




Dans l'histoire de la parfumerie aussi, les Années Folles pouvaient parfois porter bien leur nom.

Quand la trentenaire Blanche Arvoy, née Reneaux, lance ses premiers parfums sous la marque Jovoy (en 1923 semble-t-il), elle leur donne les noms les plus fantaisistes - Hallo! Coco, Gardez-Moi, Allez... Hop! - et les propose dans d'impossibles flacons animaliers, le perroquet en cage tenant compagnie au dalmatien béat, le chat hiératique succédant au dromadaire monté d'un Bédouin.

Très vite, elle va donner un autre nom à sa marque, inspirée par son admiration pour l'héroïne de la Contre-Révolution: Corday. C'est en 1924 apparemment (le puzzle est difficile à reconstituer) que la transition entre les deux enseignes s'opère, avec le lancement d'un nouveau parfum qui fera date: Toujours Moi. Son très beau flacon original, qui lui restera longtemps associé, a été conçu par Lucien Gaillard, un ami de René Lalique qui avait créé plus tôt de merveilleux bijoux en style Art Nouveau.


Toujours Moi est annoncé comme un ambré-fleuri-boisé, soit la famille de Nuit de Noël de Caron et d'Habanita de Molinard, à peine antérieurs; on le classerait probablement aujourd'hui dans les orientaux boisés, à la tête nuancée de notes florales.

Ce qui frappe le plus, pourtant, dans les notes de tête du parfum de toilette de Toujours Moi (dénomination ancienne des eaux de parfum, et seule concentration à laquelle j'ai eu l'heur de goûter), c'est qu'elles prennent de franches allures de... bubblegum. La fleur d'oranger, touchée de jasmin, y est intimement mêlée d'une couche doucement sucrée-miel, nuancée d'épices moelleuses: j'y sens un frissonnement de poivre et surtout les couleurs girofle/œillet de l'eugénol. L'ensemble ainsi composé, plutôt monochrome, évoque une bulle de chewing-gum rose au cœur de laquelle se loverait, en catimini, un petit Tabu...
Une note douce et chaleureuse de santal vient discrètement étayer cette fleur d'oranger sucrée: on est bien dans le registre de l'oriental boisé.

L'évolution est curieuse: derrière ce nuage de bubblegum se laisse bien vite deviner un vétiver au départ bordé de lavande, un vétiver à l'amertume métallique caractéristique... mais avant qu'il ne passe à l'avant-plan, Toujours Moi se teinte, le temps de l'entrechat, de l'effet chaud/froid, sucré/médicinal de l'anis - mais un anis en creux, qui ne manifesterait que ses symptômes, sans sa propre senteur.
Après ces atermoiements, le vétiver s'avance imperturbablement, de plus en plus affirmé, ses couleurs vert sombre aux reflets de métal s'épanouissant largement sur un fond boisé, toujours baigné de la chaleur sucrée du santal miellé qui reste inchangé tout au long de la fragrance.

Les notes de fond conservent ce même arrière-plan qu'elles déclinent sur le mode orientalisant, le nuançant d'une touche animale, une fumerolle d'encens approfondissant l'ensemble.


Dans les années 40, la marque Corday s'établira aux États-Unis. Parmi ses lancements suivants, Tzigane, au flacon et/ou à la boîte en forme de violon, digne héritier des premiers lancements de Blanche Arvoy, remportera un grand succès.




Toujours Moi, lui, sera au cœur d'un incroyable projet.

En 1936, Harry Revel, compositeur de musiques pour Broadway et Hollywood, se trouvait au bar du George V à Paris lorsqu'il sentit de divins effluves émanant d'une ravissante jeune femme, un "parfum de rêve qui se transposa en thème mélodique dans ma tête", ainsi qu'il le raconta. Interrogée, la dame révéla le nom de sa fragrance - Toujours Moi - et se tint près du piano pendant que le compositeur esquissait ce thème.
Harry Revel eut alors l'idée de composer toute une suite inspirée de différents parfums, mais après quelques essais, il abandonna...

Dix ans plus tard, lors d'une fête, il rencontra à nouveau par hasard le sillage qui l'avait envoûté, et le soir même, il assista à une première musicale où figurait un nouvel instrument, le thérémine. Il eut le déclic: cette sonorité nouvelle était la clé qui lui manquait pour réussir à transcrire en musique la qualité éthérée du parfum.

Il contacta alors Corday, qui se montra enthousiaste... et bientôt naîtra, en décembre 1948, un album baptisé Perfume Set to Music, trois 78 tours renfermant six compositions inspirées chacune par un parfum de la maison: Toujours Moi, mais aussi Jet, Tzigane, L'Ardente Nuit, Fame et Possession.


En 1951, un pendant (on n'oserait parler de flanker) sera donné à Toujours Moi: Toujours Toi, présenté dans le même flacon Gaillard.

Aux États-Unis, la marque Corday allait connaître bien des péripéties. Dans les années 60 semble-t-il, elle allait être rachetée par le fabricant de cosmétiques Max Factor. Je n'ai pas senti les versions post-Corday de Toujours Moi, mais les commentaires vont dans le sens d'une formulation plutôt respectueuse de l'original, la version Corday étant un peu plus animale.

Un vrai flanker, cette fois, allait être lancé en 84 par Max Factor: Magical Musk by Toujours Moi. Aucune idée de ce qu'il pouvait donner, mais la boîte et le bouchon étaient ornés d'une... licorne. Le slogan? "Capture the magic of the unicorn"...


Max Factor allait ensuite passer aux mains de Procter&Gamble (Mr. Propre, Ariel, Pampers...), qui finira par s'en délester, et en 1995, seul survivant des anciens parfums Corday, Toujours Moi allait échoir dans le giron des parfums Dana, producteur historique de Tabu. Mais comme elle l'avait fait pour ce dernier, autrefois parfum de grand luxe, la maison Dana allait le reformuler en une peau de chagrin, un triste fantôme sucré vendu dans les drugstores... c'est sous cette forme qu'il est toujours commercialisé aujourd'hui, plus de quatre-vingts ans après son lancement.

La marque Jovoy, elle, sera relancée par d'autres propriétaires en 2006, mais sans ressusciter l'ancien catalogue...


Composition: fleur d'oranger, jasmin, lavande, lilas, vétiver, musc, encens

Pour en savoir plus: historique de Corday sur le site des nouveaux propriétaires de la marque Jovoy; un historique (en anglais) de la composition de Perfume Set to Music sur le site de BastaMusic.
Pour écouter quelques mesures de la composition Toujours Moi: lien Amazon.uk (cliquez sur "preview").


Maison: Corday (puis Max Factor, puis Dana)
Créateur: Ernest Beaux
Année de création: 1924
Famille: oriental-boisé

Disponible
: actuellement, seule la version Dana est encore commercialisée.
Les versions Corday et Max Factor apparaissent régulièrement sur eBay, à des prix parfois dérisoires (certains vendeurs sont exagérément ambitieux, mais
la "cote" actuelle est dans l'ensemble très raisonnable).
Attention: les boîtes des versions Max Factor et Dana peuvent énormément se ressembler; cherchez la mention "Max Factor" sur la boîte bleue.


Images: publicité, illustration de Bobri (Fragrantica); flacon de Hallo! Coco et sa boite (Live Auctioneers); flacon Gaillard original de l'extrait (Fragrantica); publicité de 1954 (Paper Pursuits); affiche pour Perfume Set to Music, illustration de Bobri, 1948 (Fragrantica); publicité pour Toujours Toi (Mes-Parfums); flacon de la version Dana (HealthSuperstore).

2 commentaires:

Anatole Lebreton a dit…

Hello, curieux: j'ai senti aujourd'hui Toujours moi en version "originale" reconstituée par Jean Kerleo à l' osmothèque. Et il nous a mentionné qu'il s'agissait d'un sémiambré fait chez Cheris et composé par E. beaux. Il contient une dose de musc ambrette incroyable: 22%, une base oppoponax à 28% et de la vanilline. J'y sens de la fleur d'oranger et de l'ambrette à fond. Très intéressant! Mais on dirait presque un autre parfum que celui que tu as senti, même si je vois bien l'effet bulbe gum. Mais pas de vétiver à mon nez. Je le porterai avec plaisir en tout cas!
Oh et en passa t, nous avons senti du Vacance tout frais. A tomber !!!

Six' a dit…

Anatole,

Merci pour le complément d'infos! Ernest Beaux, voilà qui explique aisément pourquoi c'est un parfum si séduisant...

Vu les pérégrinations de Toujours Moi, ça ne m'étonne qu'à moitié que les versions que nous avons senties soient si différentes (la seule autre à laquelle j'ai pu goûter était un extrait dans ce si joli flacon, mais il avait malheureusement viré). En tout cas, la surdose d'ambrette et d'oppoponax, ça me parle!

....et le Vacances frais... comment dire... je te hais? ;p