[Vintage] Visa (original) - Robert Piguet




Il est fascinant de voir à quel point la conception du sensuel, du propre et du sale, peuvent avoir changé au fil du temps en parfumerie. Quand l'heure est, semble-t-il, au savon en bouteille et à l'immaculée olfaction, sentir cette pièce de musée qu'est le Visa original de Robert Piguet vous prend des allures de choc culturel.

C'est qu'à en croire les anciennes publicités d'époque, qui ne parlent que de voyages, la "sensualité" ne semble pas avoir été en son temps un argument de vente pour Visa. Pourtant, ce qui saute immédiatement au nez aujourd'hui, avec le recul, c'est sa dimension "sale". La chose n'est en fait guère étonnante, sachant que cette composition de 1945 (ou 47, selon les sources) est signée par le grand Jean Carles, auteur notamment de ces bijoux de sensualité lorgnant peu ou prou vers l'hydrophobie que seront Shocking de Schiaparelli et surtout Tabu de Dana (au brief d'ailleurs parlant: il s'agissait de créer "un perfume de puta!").

Selon l'Osmothèque, ce Visa première mouture était un chypre cuir. D'autres parlent de fleuri aldéhydé. Peut-être le temps a-t-il fait son œuvre, ne concentrant que les pures notes de fond dans mes quelques gouttes d'extrait vintage? Il semble, à lire des commentaires ça et là, que la tête aldéhydée et le cœur floral sont bien plus présents dans la concentration eau de toilette. Dans l'extrait, j'en sens à peine la trace: cette version de Visa est, à mon nez, toute animalité, sombre et sucrée. A vrai dire, elle me rappelle assez les notes de fond de l'extrait de Shalimar: prenez cette merveilleuse chaleur balsamique et animale, nettement sucrée, sans oublier - secret du chef - la fameuse note "couche usagée", soustrayez-en l'emblématique vanille, et voilà Visa! Le trait est, bien entendu, un peu forcé, mais l'idée générale y est. Par ailleurs, Visa emprunte aussi, ce me semble, le fond de patchouli chaleureux et lustré de son aîné Tabu, et rend un lointain hommage à son fond miellé. A ceci, il ajoute des nuances aromatiques et, sur la fin, une lanière de cuir.

A la réflexion, l'intense richesse que je ressens dans ce parfum pourrait aussi être regardée comme l'un des traits de la patte de Jean Carles. Dans son livre Les sens du parfum, Guy Robert (lui-même parfumeur, créateur notamment de Calèche d'Hermès) explique la manière du maître:

Il eut souvent l’audace de mêler des notes de parfums "finis" à ses compositions, les utilisant comme de simples matières premières lorsqu’il se rendait compte que l’impression générale donnée par son parfum était trop lourde ou trop accrocheuse (dans Visa, dans Shocking, dans Ma Griffe et dans ce qui est devenu Miss Dior). Ses accords étaient trop denses, et je pense qu’il craignait de ne pas avoir assez de départ ou de douceur fraîche et fleurie, d’où son idée d’utiliser carrément un fleuri aldéhydé classique, une note ambrée irisée du genre Vol de Nuit pour les alléger.

Peut-être, donc, le temps n'est-il pas forcément seul responsable de la densité que je perçois dans Visa...

Sur cette fameuse note animale, Grain de Musc apporte un précieux éclairage: il s'agit de la base Animalis (créée par le producteur de molécules Synarome), chaud et puissant mélange de civette, de castoréum et de muscs, additionnée de costus pour le côté fourrure, ici nettement marqué. Très utilisée jusque dans les années 80 (pensez à Kouros d'Yves Saint Laurent), cette base a pratiquement disparu aujourd'hui.

Toutes ces références à une tonalité résolument animale pourraient peut-être faire penser à Muscs Koublaï Khan de Serge Lutens, mètre-étalon moderne du genre. En réalité, Visa en est très loin: alors que MKK a de francs relents de ménagerie, l'animalité de Visa se traduit davantage par une impression de "saleté". Et, pour brosser cavalièrement le tableau, je dirais que les styles de composition actuels, dans leur diversité, partagent généralement une certaine clarté, une lisibilité épurée des grandes lignes de leur structure; tandis que ce Piguet, sombre, saturé, est un bon exemple des méthodes de composition d'antan: de la densité, de la surcharge, de l'onctuosité, bref ce que certains parfumeurs contemporains surnomment "du gras". Les temps ont changé.

Dans le cas de Visa, cette densité va même se concentrer au fil de l'évolution: le fond enlaçant les notes animales se réchauffe et se sucre encore, et les dernières notes qui subsistent sur la peau, fourrure sombre et melliflue, prennent les accents caramélisés du sirop d'érable, et vont même jusqu'à rappeler le... chocolat.
On comprend mieux pourquoi le parfumeur Aurélien Guichard (Love in Paris de Nina Ricci, Aqua Allegoria Anisia Bella de Guerlain), en réorchestrant la fragrance pour sa réédition en 2007, décidera d'aller dans la direction de l'étoile bleue d'Angel... mais ceci est une autre histoire.


Test de l'extrait de parfum, date inconnue.


Maison: Robert Piguet
Créateur: Jean Carles (et non Germaine Cellier comme on le lit parfois)
Année de création: 1945 ou 47
Famille: chypré-cuir / floral aldéhydé

Disponible: retiré de la vente. La maison Piguet a ressorti en 2007 un parfum appelé Visa, mais il s'agit d'une nouvelle composition.



Images: publicité de 1947 pour Visa, photographie de Pierre Jahan (via Pierre Jahan, photographe); publicité de 1948 (Toutenparfum); ancien flacon de l'eau de toilette (The European Antiques Store); publicité de 1949 (Okadi); publicité de 1947, ill. Bouldoires (H Prints).

8 commentaires:

veneziana a dit…

Tiens ! J'ai senti la version actuelle de Visa il y a deux jours, et ai en effet vu une étoile bleue nommée Angel me passer indubitablement sous le nez. Une bien autre histoire en effet que le Visa original que vous nous permettez d'imaginer...

Six' a dit…

Veneziana,

C'est assez frappant, pas vrai? Ceci dit, je trouve ce Visa 2.0 très réussi dans son genre, avec des notes joliment équilibrées.

Il est juste dommage que, vu la différence radicale avec l'original, Piguet ait choisi de réutiliser le nom de Visa... mais j'imagine que la difficulté de trouver un nom encore non déposé explique cela.
Et puis, contrairement à la plupart des avis semble-t-il, je perçois malgré tout une filiation entre l'original et le nouveau Visa, je peux comprendre pourquoi Aurélien Guichard a été dans cette direction.

Maintenant, si l'original pouvait être relancé à l'identique... le rêve! Mais je doute qu'il se vende beaucoup ;)

Merci de votre visite!

Anonyme a dit…

hooo , je n'ai pas eu l'occasion de sentir ce jus, mais s'il ressemble à Angel , il doit être délicieux....

Six' a dit…

Froufrous,

Si vous aimez Angel, je ne peux que conseiller le nouveau Visa! C'est la même famille, la même structure, mais c'en est une version assagie, plus douce, un peu plus fruitée aussi... je le trouve très réussi!

zab63 a dit…

Je ne connais que la nouvelle version et je la trouve, moi aussi, très réussie parce-que chaude riche et veloutée. Enfin un "nouveau" parfum qui a "du gras" (comme diraient certains spécialistes). Le nouveau Visa n'est ni timide ni transparent : beau travail.

soph a dit…

suis assez d'accord l'actuel visa évoque réellement angel!

j'aurais sans doute préféré l'ancien donc....

Six' a dit…

Soph,

C'est bien possible! Mais vraiment, il a une dimension si "sale" qu'il paraîtrait importable à beaucoup de monde aujourd'hui, je comprends que la reformulation s'en éloigne à ce point...

Merci de votre visite!

Six' a dit…

Zab,

Tout à fait d'accord! Même s'il est très peu fidèle à l'original, le nouveau Visa est très beau par lui-même, très bien construit, et ça nous change des parfums anémiques ou sirops!