[Avis] Iris Silver Mist - Serge Lutens

Il était une fois, dans la Florence renaissante, une jeune femme à la beauté éblouissante: Simonetta Vespucci.
Si le nom des Vespucci allait rester célèbre, ce sera pourtant par son jeune cousin Amerigo, qui baptiserait tout un continent. Mais en son temps, Simonetta la belle, Simonetta la Sans-Pareille avait tourné toutes les têtes, jusqu'à celles des Médicis.
Arrachée à l'adoration de toute la cité à 23 ans à peine par une tuberculose, elle sera chantée par les poètes et peinte en Vénus sortant des ondes par Botticelli... Simonetta qui se parfumait à l'iris, l'emblème de sa chère Florence.

C'est avec ce parfum que Serge Lutens (pour une fois en tandem avec Maurice Roucel) lui rend hommage, un parfum construit tout entier autour de la fleur toscane: Iris Silver Mist.




Iris Silver Mist.
Un iris superlatif, une litanie de chacune des facettes olfactives du rhizome. Et pour cause. Désespéré par les demandes répétées de Serge Lutens de modifier chaque nouvel essai pour y mettre "plus d'iris!", Maurice Roucel finit par extraire de son orgue absolument toutes les matières irisées, mêlant de ruineux et abondants naturels à des synthétiques ... et la fragrance ainsi composée reçut enfin l'imprimatur, si j'ose dire. Un parfum que Serge Lutens qualifie de "reflet de l’argent sur la brume"...

Plus qu'un soliflore, Iris Silver Mist est une ode à l'iris - une ode qui se fait élégiaque. C'est que le rhizome d'iris, seule partie de la fleur utilisée en parfumerie, peut présenter des facettes froides et distantes, une sécheresse marquée, un côté racinaire, terreux. Beaucoup de compositions tempèrent cette dignité hautaine, font sourire l'iris derrière son halo de givre... mais Serge Lutens, lui, a manifestement refusé tout compromis. Chacune des caractéristiques de l'iris est au contraire affichée, soulignée, exacerbée. La typique senteur de carottes fraîchement râpées, touche claire, végétale et juteuse, ne prédomine qu'un instant. Ensuite, dans un décor boisé, c'est la facette poudreuse de l'iris qui s'affirme, mais sur le mode maniériste: de "sec", il devient franchement desséché - ce que l'anglais, imagé, appelle "bone-dry": sec comme de l'os, crayeux.
A cette sécheresse vient s'ajouter une rigidité certaine, qui évoque les linges amidonnés d'antan.

Il ne reste certes pas statique au fil du temps, lent chatoiement tantôt poussiéreux, tantôt feutré de gris et d'anthracite, mais rien ne vient l'égayer: élégie il est, élégie il reste, pratiquement jusqu'au bout. La sécheresse tout juste terreuse, soulignée d'une ombre de girofle, se modère en venant se dissoudre en un grand et long mouvement naturel dans un vétiver croissant, amer et métallique, qui ne lui cède en rien.

Ce n'est qu'en son crépuscule que, devenue soyeuse, la fragrance finit par s'humaniser, murmures de violette sur un lit doucement musqué-blanc à peine réchauffé de benjoin.

Cette concession finale, bien modérée, n'altère pas l'essence pure et austère d'Iris Silver Mist. Droit et digne, il aurait quelque chose de la gravitas romaine, mais ce parfum sans joie y ajoute une certaine ostentation, une théâtralité ample qui le tirerait presque vers le gothique. Peint en grisaille, l'iris vu par Serge Lutens semble né sous le signe du Capricorne. Mais si peu accessible qu'il soit, pour les inconditionnels de la note, c'est un incontournable: tout de froide splendeur, il est probablement le plus bel iris sur le marché.



Composition: rhizome d'iris, cèdre, encens, santal, ambre blanc, musc, benjoin de Chine


Maison: Serge Lutens (gamme exclusifs Salons)
Créateur: Maurice Roucel et Serge Lutens
Année de création: 1994
Famille: floral-boisé
Disponible: en Eau de Parfum, flacon 75 ml, uniquement aux Salons du Palais Royal Shiseido et en ligne sur le site des Salons (110 EUR).


Images: FB Serge Lutens; Piero di Cosimo, Portrait de Simonetta Vespucci, musée Condé, Chantilly (modifié, via Wikipedia).

11 commentaires:

Anatole Lebreton a dit…

Très belle description! Je ne connaissais pas l'histoire de Simonetta Vespucci.
La première fois que je l'ai senti, le vendeur des Salon Palais royal, ma dit: oubliez-le, allez vous promener autour de la fontaine et revenez me voir dans 20 minutes. Dans les jardins, j'en ai presque pleuré. C'est le genre de parfum ou pendant longtemps j'ai été incapable de distinguer les notes les unes des autres, trop émotionnel, pour moi il fait bloc.
Pas le plus naturel des iris, mais assurément le plus beau. Je trouve que derrière l'austérité, la dignité hautaine et cet effet brume électrique se cache une sensualité retenue, rêveuse. J'ai l'image d'actrices comme Julianne Moore ou Cate Blanchet...

Uella a dit…

Serge Lutens commissionne ses parfums mais s'investit probablement trop aux yeux de Maurice Roucel. Ce dernier s'est plaint des exigences de Serge Lutens, finalement cela a profite a Christopher Sheldrake a qui la chance inouie de participer a l'elaboration de la plus belle oeuvre de la haute parfumerie sur le marche lui est revenue, tandis que Roucel apres deux flops commerciaux chez Guerlain, peine a present avec des creations fort moyennes chez Frederic Malle et Bond No. 9

Je vois davantage Julianne Moore porter un parfum de rousse, pour elle ce sera Rousse de Serge Lutens.
Cate Blanchett n'a pas assez de personnalite pour supporter Iris Silver Mist, le pale iris de Prada oui mais certainement pas le Lutens!
Pour sublimer l'austerite d'Iris Silver Mist, il nous faut une actrice ou une femme de caractere, une personnalite forte et froide, surtout pas une femme "nurturing"; Glenn Close, Isabelle Huppert, Carole Bouquet...on pourrait y joindre Sharon Stone, mais elle a deja un parfum qui lui va a merveille, Tubereuse Criminelle (la formidable scene ou elle indulge in erotic asphyxiation avec son psy dans Basic Instict II)
Isabelle Adjani et Beatrice Dalle subliment elles-aussi a merveille Tubereuse Criminelle!

Anonyme a dit…

Post très inspiré et belle idée d'être revenue sur ce classique avec des détails que je suis heureuse d'apprendre.
ISM me fait toujours penser à Après l'ondée. Ce Guerlain qui a mal vieilli selon moi, m'évoque une vieille dame raffinée, brodant encore de jolies dentelles à sa fenêtre. ISM m'évoque plutôt une héroïne hitchcockienne, gracieuse, mystérieuse, couvant le feu sous la glace.

JulienFromDijon a dit…

Quel style impeccable ! Une description qui condense tout ce que j'ai pu lire ça et là sur internet, en français comme en anglais.

ISM, je l'avais trouvé décevant, triste, et pas assez original en dépit du côté "carotte déterrée".
Ce n'est que lorsque j'ai acheté un flacon entamé sur ebay, histoire de classée l'affaire, que je suis tombé des nues.
Pour moi il ne fait pas synthétique, c'est l'iris sublimé en tout point. Le côté ascensionnel comme l'encens blanc, une douceur et une chaleur de peau humaine, et un aspect "d'un autre monde" dans le sublime effet poudré, si fidèle à ces racines blanches au look extraterrestre.
Plus aucune connotation de tristesse, juste sublime, comme une apparition. L'iris de florence.

C'est aussi un des rares parfum qui opère parfaitement appliqué sur la peau (sur la mienne du moins), moi qui avant cela pensait que le tissus était quasi toujours le meilleur support. Beaucoup de lutens semblent fait pour être porté sur la peau.

Dans ses autres compositions, Maurice Rouseel a un style très compétent, mais qui échoue à m'émouvoir. Alors je me range du côté de l'avis d'Uella (bien que j'ai entendu que "l'instant" est considéré comme une réussite commerciale).

Peut être que le jus s'est condensé dans ce vieux flacon, j'espère que non et que l'actuel est toujours aussi bon, car je compte m'en acheter un entier dès que je peux. Peut-être qu'en boutique, trop peu de parfum est appliqué sur la peau quand les vendeuses nous en mette avec une mouillette.

2 dernières anecdotes :
- J'ai parfois dressé un parrallèle entre l'odeur qui s'échappe des magasins de chaussures et sac à mains et la facette cuirée ISM. Dans le crissant de l'iris synthetique. Volontaire ou non ? cette façon de rappeler un souvenir agréable de "sac à main neuf".
- Je pense qu'il y a plus de matière noble participant à ISM qu'on ne le croit. Denise a dit que le prix des essences du palais royal était "égaliser", toutes coûtent au final 115€, sauf que là où on devrait payer moins pour "un lys", on devrait payer plus pour "ISM". (je ne dis pas que c'est un bon placement pour autant :D)
- Je n'ai pas encore prété si attention à la note violette. L'iris naturel présente cette facette. Cela me fait penser aux facettes violette-boisé de certain composants, comme celles au coeur de l'heure bleue, peut-être une façon intelligente de relier les notes de tête et de fond pour habiller entièrement le parfum ?

Thierry a dit…

Ton évocation me parait d'une grande justesse. ISM est un iris qui se mérite; c'est pour cela que je le porte aussi peu...
PS : j'étais ravi de faire ta rencontre, par le plus grand des hasards (bien qu'encore...)

Anonyme a dit…

Très belle description de ce parfum superbe.
Je m'interroge. Pourquoi Serge Lutens s'est-il adressé à Roucel pour ce parfum? Sheldrake n'était-il pas apte à maîtriser les subtilités de l'iris?
Je n'ai jamais lu d'explication au sujet de cette collaboration.

Six' a dit…

Anatole,

Merci d'avoir partagé cette belle histoire! Si ISM ne m'a pas émue à ce point, je comprends qu'il puisse faire cet effet. Et pour moi, c'est là la marque des plus grands jus, ceux qui vous retournent, qui semblent parler à l'âme sans plus même qu'on en distingue les notes... Le côté rêveur, j'imagine qu'il arrive plutôt en fin, quand le parfum s'est un peu posé?

Six' a dit…

Anonyme,

Un lien avec Après l'Ondée? J'y sens une délicatesse frêle, infiniment émouvante, tandis que ISM, splendide, me semble plus rigide, moins ouvert. Mais bien sûr, ce sont des ressentis purement personnels, et le Guerlain ne me semble pas daté - mais je dois bien avouer qu'il me subjugue au point que j'aurais bien du mal à le juger objectivement! L'avez-vous senti en vintage? J'ai eu récemment la chance de tomber sur une edt des années 80, et il est incomparablement plus beau qu'aujourd'hui, avec une note mimosa beaucoup plus marquée...

Six' a dit…

Julien,

Merci pour ce gentil commentaire!
On dirait que les ressentis oscillent, pour ISM, entre une impression de douceur délicatement sensuelle, et d'austérité presque funèbre. Il me semble d'ailleurs que Luca Turin allait dans ce dernier sens, tout en le jugeant merveilleux.

Maintenant que vous le dites, il y a effectivement un petit côté extra-terrestre dans ce parfum, un peu inhumain au sens étymologique... comme une apparition.

Je dois dire que j'ai du mal à y identifier pleinement la "patte" Roucel, qui tape d'ordinaire plus dans... hm, je dirais, une épaisseur charnue de gourmet sensualiste, finalement très Guerlain. L'amplitude d'ISM est peut-être sa marque la plus évidente, ici.

Et vu les reformulations régulières chez Lutens (chapeau à lui, d'ailleurs, d'avoir l'honnêteté de le reconnaître), j'espère aussi qu'ISM n'a pas trop bougé, ce serait trop dommage...

Cet accord "sac à main/chaussures neuves", effectivement, je l'ai déjà senti! Le plus récemment dans le Daimiris de Pierre Guillaume pour Laboratorio Olfattivo, d'ailleurs. Je crois que c'est l'accord daim qui donne cet effet, non? Je dois dire que je ne le perçois pas dans ISM, mais les ressentis, n'est-ce pas...

Au niveau des matériaux, je suis sûre qu'ISM doit être assez ruineux en matières premières! Il y a effectivement des synthétiques dans la composition, mais surtout une solide dose de naturels. Effectivement, comme idée de placement, c'est pas mal, mais je crois qu'on pillerait la marchandise en la portant ;)
Je sens surtout la violette sur la fin, et il me semble que les ionones et l'irone sont apparentées, mais ne me citez-pas là-dessus, je n'y entends pas grand chose encore... en tout cas, l'effet est superbe!

Six' a dit…

Thierry,

Tout le plaisir était pour moi! Et j'espère que le hasard refera bien les choses sous peu, puisqu'on hante les mêmes coins ;)

Un iris qui se mérite, c'est tout à fait ça... mais il est si beau qu'on y revient régulièrement!

Six' a dit…

Anonyme,

Je n'en ai pas la moindre idée, à vrai dire! C'est vrai qu'on prend pour systématique la collaboration avec Chris Sheldrake, mais ça n'était pas vraiment le cas au départ, et ISM est quand même l'un des tous premiers de la gamme - juste après Féminité du Bois et ses descendants, qui étaient des collaborations avec Dominique Ropion.

Je serais d'ailleurs fort curieuse de voir ce que donnerait le même thème aujourd'hui, mais traité par Sheldrake...