[Avis] Nuit de Tubéreuse - L'Artisan Parfumeur





Le choix du nom de Nuit de Tubéreuse, l'avant-dernière création en date de L'Artisan Parfumeur, laisse dubitatif, tout charmant soit-il. Par la fleur alléchée, l'afición de Fracas et autres Carnal Flower se sera probablement précipitée, et aura été, gageons-le, fort marrie. Inversement, les tubérophobes peuvent avoir fait un large détour... et être ainsi passés à côté d'une fragrance absolument remarquable.

Belle de Nuit: le nom de code - malheureusement déjà enregistré - sous lequel elle a été développée aurait été tellement plus seyant... parce qu'elle sent le soufre, au figuré comme d'ailleurs au propre. Et aussi parce que de tubéreuse, il n'est en réalité que très peu question. En fait, Bertrand Duchaufour, nez-presque-intégré de L'Artisan, propose ici un parfum protéiforme, ondoyant, insaisissable, qui s'approche un peu, se laisse presque comprendre - et au moment où vous pensez l'avoir attrapée, hop! La belle vous glisse entre les doigts.

Est-ce un parfum fruité? Son ouverture pourrait le faire croire, avec sa surdose appuyée de poivre rose qui dévoile un arôme acidulé-fruité très fin de mangue, mêlé d'une délicate amertume de pamplemousse jaune, les deux unis par leur facette soufrée commune. Mais aucune trace ici du glucose sirupeux des parfums Teisseire en vogue, et pas d'effet "salade de fruits exotiques" façon Escada: plutôt qu'affichée, la tonalité fruitée est insufflée dans la composition avec un extrême raffinement, rendue presque incomestible par son côté soufre... une magistrale démonstration que "fruité" pouvait donc bien rimer avec "subtilité". Plaudite, cives!

Ces atours fruités, donc, assez durables, ne sont pourtant qu'une mise en bouche aisément plaisante destinée à attirer le flâneur. Suivez-la, jeune homme... puis la belle révèle graduellement d'autres charmes plus piquants. Sous l'aigre-doux-amer du cocktail mangue-pamplemousse se développe une impression extraordinaire, pratiquement tactile, de râpeux de plus en plus soutenu. Imaginez-vous passer la main sur un bloc de bois tout juste dégrossi, hérissé d'aspérités: c'est cet effet précis qui, comme par magie, est traduit olfactivement. Et c'est saisissant.

De la longue liste de fleurs reprises dans la composition officielle, tubéreuse en tête, je ne distingue à vrai dire pratiquement rien. A mon nez, tandis que l'invraisemblable effet rugueux monte en volume, la mangue soufrée du début se mue en une sorte de note compacte de végétaux légèrement sucrés, touchés d'angélique, qui tient à la fois du fruit et de la carotte (!!), tous deux un peu blets.

Et voilà, peut-être, un coin du voile soulevé: ce serait au bout du compte dans un voyage vers l'organique que cette Nuit de Tubéreuse nous emmène. Vie et mort du végétal, à la maturité des fruits succède l'amorce de flétrissement du cœur. Et la plongée continue, le ton râpeux évolue lentement et naturellement vers une senteur profondément racinaire, devient humus, la terre humide prise à pleines poignées, tu retournes dans la terre, d'où tu as été pris.

Peu conventionnel, certes, voire franchement déroutant, ce long voyage se mérite, exige l'acclimatation, puis finit par vous hanter: Nuit de Tubéreuse est un de ces - rares - parfums qui ont une âme, et vous aspirent dans leur univers. Le sien est tellement envoûtant qu'on n'a plus envie que le jour se lève.




Passionnante interview de Bertrand Duchaufour sur la création de Nuit de Tubéreuse: sur Grain de Musc.



Notes de tête: agrumes, baies roses, poivre, cardamome, girofle absolu
Notes de cœur: tubéreuse, fleur d’oranger, ylang-ylang, poivron vert, mangue, rose essence et absolu, angélique, genêt
Notes de fond: santal, muscs, palissandre, benjoin, styrax

Maison: L'Artisan Parfumeur
Créateur: Bertrand Duchaufour
Année de création: 2010
Famille: floral-boisé
Disponible en Eau de Parfum, vapo 50 ml (75 EUR) et 100 ml (100 EUR), en points de vente sélectionnés et en ligne sur le site de la maison.

[impression personnelle] tenue ++- sillage ++-


Image: L'Artisan Parfumeur

6 commentaires:

carmencanada /Grain de Musc a dit…

Je viens d'apprendre qu'avant Belle de Nuit, ce Nuit de Tubéreuse avait eu un autre nom encore... Donc en fait, il ne devait pas s'appeler "tubéreuse" quoi que ce soit du tout, bien qu'il soit un travail sur l'absolue. Je suis d'accord: nommer une note qu'on ne retrouve pas forcément traitée dans le style auquel on est habitué peut conduire à des déceptions (ou écarter des tubéro-phobes qui s'y seraient retrouvés) et désormais, personnellement, je prônerais des noms qui ne font plus référence à la matière-vedette...
Par ailleurs, ta vision de "vie et mort du végétal" correspond à mes impressions. C'est cette note de décomposition végétale et de terre que je trouve la plus émouvante.

Six' a dit…

D,

Tu piques ma curiosité, était-il aussi joli? "Belle de Nuit", ça lui allait comme un gant... les noms-matière, ça passe (quoique, maintenant, c'est du revu et archi-revu) tant que, justement, c'est bien cette matière qui se manifeste principalement dans la composition. Ici, disons que c'est discutable...

Ce cycle de vie organique, c'est comme ça que j'ai fini par percevoir NdT à force de la porter sans arriver à vraiment la cerner - elle est plutôt unique en son genre, en fait. En tout cas, je dois te remercier pour ton enthousiasme ô combien communicatif, je me suis précipitée dès la sortie! Et je ne m'en lasse pas, de cette belle-là... flacon dans un avenir proche, pour sûr!

Unknown a dit…

pour une tubereuse qui se voulait etre une nuit secrete a Paris, je l'aurais aime un peu plus narcotique, capiteuse et soyeuse que ca. sur ma peau, les facettes fruitees s'effacent tres vite, le parfum vire aigre-doux epice puis en fond "poussiereux boise" (woody sawdust).

carmencanada /Grain de Musc a dit…

Emmanuella, je pense que la "nuit secrète à Paris" est issue de la tête du service marketing plutôt que de celle du parfumeur! Et pour les tubéreuses narcotiques, on est déjà servies avec la Criminelle!

Six, je te dirai le premier nom en confidence! ;-) Ravie que mon enthousiasme t'ait paru justifié, en tous cas!

Six' a dit…

Emmanuella,

Je pense que justement l'objectif était de créer une tubéreuse différente, en accentuant son côté terreux et en diminuant le côté narcotique... mais encore une fois, pour moi, ça n'est pas un soliflore tubéreuse.

Le fond boisé, ça doit être le râpeux que je perçois, même s'il ne me fait pas l'effet d'être si sec que ça - mais bon, les ressentis... il semble d'ailleurs que Nuit de Tubéreuse varie beaucoup selon les peaux - et qu'il donne quelque chose de peu agréable chez certaines...

Six' a dit…

D,

Et plutôt deux fois qu'une! Il m'enchante. Vraiment.
J'ai hâte de voir ce que BD a encore dans ses tiroirs pour L'Artisan!