[Avis] Douce Amère - Serge Lutens






Depuis plus d'un siècle, la légendaire absinthe nourrit les imaginaires occidentaux. Muse des peintres d'avant-garde et des poètes maudits, la Fée verte fut mille fois représentée, ainsi d'ailleurs que ses ravages, portraits de buveuses d'absinthe déchues aux regards tantôt hallucinés, tantôt éteints... tout cela fleure bon son Paris fin-de-siècle.

C'est pourtant bien loin de là que Serge Lutens est allé puiser son inspiration - dans son Maroc d'adoption. C'est qu'en Afrique du Nord aussi, notre Artemisia absinthium est loin d'être inconnue: appelée chiba, ses feuilles sont parfois ajoutées en petite quantité au thé à la menthe traditionnel pour nuancer son goût, ou pour se substituer partiellement à la menthe devenue rare en hiver.

Et Douce Amère, l'hommage olfactif du Maître à la plante sulfureuse, ne cache pas ses origines: le départ est une grande bouffée de thé à la menthe marocain, traditionnellement très sucré. Version chiba, donc, ce thé est mélangé à une note anisée logiquement très prononcée, mais qui reste malgré tout dans la finesse. Ce qui n'est pas anodin. Bien souvent, les parfums anisés tendent à être submergés par la note, qu'il s'agisse d'une réglisse gourmande ou d'une badiane très pastaga, et elle s'y fait parfois criarde... alors que Douce Amère se distingue au contraire par son raffinement.

Qui aurait cru qu'un parfum sucré et à dominante anisée puisse être aussi élégant? Or Douce Amère sonne parfaitement juste, avec sa composition d'un équilibre remarquable qui multiplie les contrastes discrets dans un ballet savamment orchestré. La note anisée, très fine, aromatique - et même presque médicinale - plus que gourmande, sert de fil rouge à la fragrance, l'anis prolongeant l'absinthe. Mais si elle est très présente, elle n'écrase pas le reste: le thé à la menthe lui sert de contrepoint subtil mais efficace. L'anis et la menthe soufflent leur fraîcheur en tête? La vanille, la cannelle répondent par leur chaleur moelleuse. En cœur, lys et tiaré donnent au parfum une suavité, une opulence épanouie - mais une tonalité boisée de plus en plus prononcée au fil du temps leur oppose sa sèche fermeté.




Le résultat de ces entrelacs de menus contrastes est un parfum en demi-teintes, sucré-anisé sans vraiment devenir gourmand, confortable et immédiatement séduisant sans sombrer dans le régressif, un parfum tout de douceur feutrée, en suavité pastel. Un inclassable, aussi, qui, sans faire de vagues ou donner dans l'originalité tapageuse, reste malgré tout très singulier: on ne sait trop s'il faut le ranger dans les fleuris, avec son bouquet lys-tiaré-jasmin en cœur, ou céder à son aura orientalisante - mais un oriental qui se ferait alors bien particulier, sans ambre et marqué par sa fraîcheur aromatique. S'il a été, paraît-il, le premier parfum à inclure la note d'absinthe dans une composition, l'irrésistible Douce Amère est peut-être aussi celui qui en offre la plus belle interprétation, avec sa discrète sophistication. Au point qu'il tend à interpeller même ceux qui, d'ordinaire, ne prisent guère sa matière-phare... ce qui est la marque des grands crus.

Aussi, si vous voulez découvrir cet exquis concertino pour absinthe, n'attendez pas trop: comme Miel de Bois avant lui, il va disparaître à moyen/court terme de la collection export pour venir rejoindre les flacons-cloche des exclusifs Salons.



Composition: grande absinthe (Artemisia absinthum), cannelle, tiaré, tagète, anis, lys, jasmin, souci, musc, cèdre

Maison: Serge Lutens (gamme export; bientôt uniquement gamme exclusifs Salons)
Créateur: Christopher Sheldrake et Serge Lutens
Année de création: 2000
Famille: floral-oriental
Disponible en Eau de Parfum, vapo 50 ml (79 EUR), en points de vente sélectionnés.

[impression personnelle] tenue ++- sillage ++-



Images: Serge Lutens; Marc Chagall - Sirène au poète, lithographie, 1967 (via One foot on shore); FB Serge Lutens


2 commentaires:

Heure Exquise a dit…

Aussi étrange que cela puisse paraître, je n'aurais pas imaginé une seconde que Douce Amère fût composé autour de l'absinthe. A la première olfaction, j'ai plutôt pensé qu'il s'agissait d'un parfum rendant hommage à ... pistache.
J'ai en effet perçu avant tout des effluves gourmands, mais légers, comme une odeur de crème patissière telle qu'on peut parfois la sentir devant les boulangeries. Et comme cette odeur était dans mon esprit associée à une couleur vert clair (vert amande, en fait), j'ai fait l'association avec la pistache. Mais ce n'est pas tout, puisqu'en plus de la pistache j'avais une odeur très amandée, style frangipane.
J'étais donc bien loin de penser à la l'absinthe, d'autant que cette dernière à tendance à se matérialiser dans mon esprit sous les traits olfactifs de Fou d'Absinthe.
Mais votre chronique m'a donné envie de redécouvrir ce parfum, avec un oeil nouveau, je l'espère.

Cordialement.

Anne / The Rebel Gardener

Anonyme a dit…

J'ai découvert ce parfum en 2000 et ce parfum m'a vraiment très intrigué ... je l'ai testé une première fois, puis une seconde et là je l'ai définitivement adopté.
Je le trouve aussi envoutant qu'intime. Son nom, son emprunte tout me plait, et puis j'aime son côté à la fois sensuel ( quasi charnel )
et boisè ( au fur à mesure de la journée le parfum de rechauffe).
Je porte également Cèdre de Lutens qui est bien plus capiteux et plus narcotique avec la tubèreuse, mais si je ne devais en choisir qu'un ce serait lui que je prendrais, Douce Amère ... un équilibre olfactif surprenant qui fait de se parfum un véritable chef d'oeuvre.
Pour les addicts il commence à manquer dans pas mal de point de vente car retiré de la collection export donc plus que dispo dan sla somptueuse boutique parisienne!