[Parlons parfums] L'art du parfum

Grenade sertie de cristaux Swarovski, poulailler géant avec Vrais Gallinacés à l'intérieur, tableaux réalisés avec sang d'artiste sur toile... le week-end dernier, en parcourant les allées d'une vaste exposition d'art contemporain, la question m'a traversé l'esprit cent fois: qu'est-ce que l'art?

L'interrogation n'est pas neuve, et elle évolue: avant le 18e siècle, on se demandait ce qu'était le Beau; après, ce qu'était l'Art. Vers le milieu du 20e siècle, on a commencé à se demander si l'art pouvait même être défini...

Et la question qui m'intéresse, ici, est: la parfumerie peut-elle être considérée comme un art? Après tout, la danse est considérée comme un art, le cinéma aussi, et même la télévision ...

A tout le moins, c'est en tout cas un "art appliqué", une production de "design": le créateur-parfumeur établit un prototype qui sera dupliqué à l'identique en un certain nombre d'exemplaires, selon la définition stricte. Mais à un niveau plus philosophique, disons, le parfum peut-il être considéré comme de l'Art, véritable? Et comment, alors, juger de la valeur de ses œuvres?

Le premier et principal argument qu'on pourrait y opposer serait la nature profondément commerciale du parfum: après tout, c'est un produit destiné à être vendu, né de commandes spécifiques.
Certes.
... et c'est aussi le cas de la très vaste majorité de l'art occidental, jusqu'au milieu du 19e siècle! La Joconde de Léonard de Vinci, L'Agneau mystique des frères Van Eyck, La Ronde de nuit de Rembrandt,... autant de toiles reconnues aujourd'hui comme chefs d'œuvre, qui sont "pourtant" nées d'une commande - preuve que la motivation commerciale à l'origine d'une oeuvre ne s'oppose pas à ce que le produit fini atteigne au génie.


Parmi les - extrêmement nombreuses - théories esthétiques, qui se penchent sur la nature même de l'Art et sur la valeur des œuvres, j'ai personnellement beaucoup d'affinités pour celle, récente, de Jerrold Levinson, professeur de philosophie à l'université de Maryland. Passer la parfumerie au crible de cette théorie peut être intéressant.

Pour lui, le lien - ancien, et si vraisemblable - établi entre l'œuvre d'art et l'agrément qu'elle procure est bien réel: l'art est censé apporter du plaisir. Mais il s'agit de nuancer: l'Art a une capacité durable à donner du plaisir, et ce plaisir doit être répété, continuer au fil du temps et s'accroître avec la familiarisation: l'oeuvre d'art, réelle, se dévoile à mesure qu'on l'apprivoise, dans le temps, tandis que la répétition sied mal aux productions "populaires": elle n'engendre rien de plus, sinon le dégoût.

Ce point est d'ailleurs, pour moi, ce qui distingue en grande partie les bons des mauvais parfums: à mesure qu'on les porte, les très grands parfums révèlent souvent une richesse nouvelle, une facette qu'on n'avait pas encore remarquée jusque là, même après des années. Par exemple, beaucoup de personnes - dont je suis - mettent longtemps avant de "comprendre" L'Heure Bleue... mais une fois le déclic arrivé, c'est le coup de foudre! Et l'histoire d'amour avec le parfum va alors durer bien longtemps...

Ce plaisir né d'une véritable œuvre d'art n'est pourtant pas pure réception sensorielle: il est intellectuel, actif, il nous pousse à imaginer, à spéculer... et, ici, à sentir. C'est le plaisir de comprendre la logique d'un peintre, de décoder une symbolique... le plaisir d'agir.

Et pour que ce plaisir puisse être une bonne mesure de la valeur d'une œuvre, il doit se concentrer sur cette œuvre même, être focalisé sur ses qualités et sens intrinsèques - et de manière désintéressée. Raffoler d'un parfum simplement parce qu'il est surdosé en jasmin, et que c'est une note qu'on adore, par exemple, relèverait purement du goût personnel, sans donner d'indication sur la valeur intrinsèque de ce parfum - ce serait l'équivalent d'aimer une toile pour la simple raison qu'elle a pour dominante chromatique sa couleur préférée!

Levinson rejoint ici Kant quand il estime que le plaisir esthétique réel, né d'une oeuvre de valeur, ne doit pas dépendre de la manière dont cette œuvre répond à nos propres désirs personnels: c'est le plaisir informé du "vrai" critique, qui est pleinement conscient que cette œuvre est née d'un contexte, d'une évolution, d'un processus qui l'aura amenée à prendre cette forme, d'un style spécifique, d'une "patte" de son créateur... Pour être à même de juger, le critique doit avoir les connaissances nécessaires pour appréhender l'œuvre complète, dans son contexte.

Au niveau du parfum, c'est la raison pour laquelle j'attache plus de poids, au départ, aux avis d'experts comme - puisque c'est l'homme du moment! - Luca Turin: par ses vastes connaissances du domaine, il peut replacer chaque parfum dans son contexte, et en parler en connaissance de cause... même si manifestement, son goût personnel intervient toujours dans ses évaluations. Et même si c'est avant tout sa senteur qui me séduit, j'apprécie plus encore mon bien-aimé Sous le Vent en comprenant son histoire, en sachant où il s'inscrit dans l'histoire des chypres, comment Jacques Guerlain l'a élaboré, en réaction à la fois au Chypre de Coty et à son propre Mitsouko...

Une œuvre d'art peut par ailleurs engendrer des sensations déplaisantes. Qui n'a jamais ressenti une profonde tristesse devant un film, de la mélancolie en écoutant une chanson, etc.? Mais cette impression déplaisante peut s'accompagner ensuite d'une satisfaction secondaire: la sensation d'avoir trouvé un enrichissement en y ayant été exposé, le plaisir d'avoir mieux compris quelque chose, voire une expérience cathartique, tout simplement.

Quid, ici, du parfum? Difficile de prendre conscience d'un certain bénéfice secondaire, quand une senteur vous soulève le coeur au point de vouloir vous récurer le poignet à la brosse à ongles! Il est, aussi, des parfums qui engendrent par leur seule composition (indépendamment des associations qui proviendraient du vécu de chacun) un profond sentiment de mélancolie, au point qu'on ne peut se résoudre à les porter... le fait est qu'il est facile de tourner le dos à un tableau qui vous bouleverse, moins de s'éloigner d'une senteur qui vous entourerait une journée durant.
Cette impression de plaisir secondaire peut pourtant naître de la découverte, sur mouillette par exemple, d'un parfum qui nous déplaît personnellement, mais qui fait partie de l'histoire de la parfumerie.


L'oeuvre d'Art véritable va engendrer un plaisir qui ne se limite pas à la seule sensation agréable: l'oeuvre nous interpelle, nous touche, nous illumine, nous change - au point que l'expérience peut parfois être ressentie comme déplaisante mais bénéfique.

J'ai déjà été bouleversée par un parfum, parfois au point d'en avoir les larmes aux yeux.
D'autres me semblent admirables par leur composition savante, ou leur puissance évocatrice qui parvient à recréer tout un univers autour d'eux, leurs allusions historiques internes (référant explicitement dans leur composition à des parfums connus) ou externes (ceux qui semblent tout droits sortis de l'une ou l'autre époque)... et je dirais qu'à ce niveau, la parfumerie peut, effectivement, toucher à l'Art. Il lui manque, bien entendu, certaines dimensions que peuvent aborder les arts plastiques (évocations sociales, morales, etc.) - mais c'est également le cas de la musique, par exemple. Selon ses modes propres, et dans son propre registre, la parfumerie peut s'exprimer de tout aussi riche et profonde que les grands Arts reconnus.

Encore faut-il que les parfumeurs aient, parfois, la liberté de créer des symphonies, à côté des tubes de l'été qu'ils doivent produire à la chaîne... Les lois du marché étant ce qu'elles sont, on reste malheureusement, la vaste majorité du temps, dans les limites de la production presque purement commerciale: des senteurs peu complexes, d'abord facile, qui séduisent immédiatement et se vendront bien. Pas de place, ici, pour le créateur du parfum, caché derrière sa marque...
Restent alors quelques rares pépites et les grands classiques, les monuments de la parfumerie qui ont traversé les décennies... à condition, bien sûr, qu'on ne les ait pas liftés au point qu'ils en sont devenus méconnaissables.
S'y ajoutent les offres de niche, qu'elles émanent de nouvelles maisons, ou des grandes maisons lançant des gammes confidentielles. Même si, là aussi, le marketing - ici, spécifiquement axé sur la "différence", le "refus du compromis" et les "matières premières rares" - peut parfois vanter des jus en réalité tout aussi bâclés et peu intéressants que ceux dont ils veulent se démarquer, la logique de fond est différente: vu les prix généralement élevés, on peut se permettre de vendre peu... et de se lancer alors dans des expériences olfactives nouvelles, susceptibles de ne séduire qu'un public restreint.

Quoi qu'il en soit, l'amateur éclairé du parfum fait Art trouvera assurément, dans les senteurs d'hier et d'aujourd'hui, que ce soit Mitsouko ou Iris Silver Mist, de quoi enchanter ses sens... et bouleverser son âme.


Sources:
Jerrold Levinson, Le plaisir et la valeur des œuvres d'art,
Revue Francophone d'Esthétique , 1, 2003-2004
Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, 1790.



4 commentaires:

Anonyme a dit…

Je crois que l'histoire du parfum est lié à notre perception de notre odeur.
L'homme est un mammifere qui maintenant essaye de se détacher de son odeur corporel.

Le sommon de la non hygiene telle qu'on la défini de nos jours se trouve vers le XVII et XVIII eme siecle avec une aversion pour l'eau.

Et la notion de beau s'est associé a la notion de danger qui est le premier role de notre nez.
Ce qui est beau est floral ce qui est laid est animal et fécal.

Dans un précédent post vous avez essayer de comparer les parfums aux mouvements de peinture. C'est deja mieux que de classer les parfums par type d'odeur.

Comme si je m'amusais a classer un tableau grace aux taux de rouge ou de bleu utilisé.

Pour ma part je vois deux grand courants. Un courant qui essaye d'être frais vers le naturel sans odeur et un courant qui essaye de provoquer via une odeur quite a tenter des excursions dans les "mauvaises odeurs".

Le coté intello ira vers le deuxieme coté. Mais méfions nous, les peintres du début du XXeme siecle n'ont ils pas tous été subjuger par l'art naturel d'asie et d'afrique ?

Anonyme a dit…

moi je me suis arretee de lire cet article pompeux a "meme la television est un art" - NON! mais enfin allez droit au but!!!!
--> il fallait simplement dire que meme le vin, meme le cigare, meme la gastronomie ont un status plus eleve que le parfum en France! j 'ai vu un documentaire sur TV5, maintenant le pain est pris tres au serieux avec des gens tres honorables a qui on donne du temps televisuel pour parler de pain a la noix! il y aurait meme un guide sur le pain en France, ce qui me tue c 'est que tout le monde trouve ca completement genial et normal, pendant ce temps la le parfum a comme status dans le meilleur cas celui de sent-bon de luxe ou comme le dit Luca Turin c 'est un produit de luxe pour les filles dans les mentalites.
Dans son bouquin precedent il raconte qu 'il s 'est retrouve avec des scientifiques, des ingenieurs qui sont capables de s 'exprimer devant des auditoriums de plusieurs centaines de personnes mais des qu 'on leur pose des questions sur l 'odorat, les molecules olfactifs, ils piquaient tous un fard pas possible, des gens aussi professionels etaient tout timides pour s 'exprimer au niveau olfactif.

carmencanada /Grain de Musc a dit…

Difficile d'ajouter quelque chose à votre réflexion, très proche des conclusions auxquelles je suis moi-même arrivée. J'ai l'impression, après avoir discuté avec des parfumeurs plus âgés, que l'époque où ils travaillaient de plus près, et plus directement, avec les couturiers eux-mêmes leur offrait plus de liberté. Mais le parfum a toujours été, malgré ses connotations élitistes (plus prononcées avant la 2ème guerre mondiale) un art de la série, un art de masse. Et dans cette mesure, un art de plaire qui ne peut pas se permettre tous les écarts de l'art moderne (qu'on peut faire remonter, disons, à Manet et au scandale de L'Olympia) ou contemporain (la descendance de Duchamp). Même si des innovations étonnantes ont pu bousculer les nez des consommateurs (les compositions radicales de Coty, les aldéhydes de Beaux), elles ont suffisamment séduit d'entrée de jeu pour assurer le succès des compositions. Après tout, le parfum se porte, et à part de rares exceptions (Sécrétions Magnifiques de L'Etat Libre d'Orange étant la plus extrême d'entre elles), il ne se porte pas pour choquer. C'est sa limite en tant qu'oeuvre d'art, selon les critères contemporains.
Tout cela est évidemment plus complexe, mais c'est un livre qu'il faudrait pour définir l'esthétique du parfum...

Perfumeshrine a dit…

Tres bon article!

C'est difficile de dire si parfum est un art (j'ai la conviction que c'est le cas, moi) parce que il n'existe pas une mesure qualificative et quantitive agree, afin "mesurer" comme dans les autres arts: la technique de brushing, la perspective, le tempo et les innovations de forme, la narration et son bouleversement...
Malheureusement, la parfumerie est encore tres engagee dans le metier et en commerce pour etre connue comme une forme d'art.
J'espere que ca va changer, pourtant! :-)

*(excuser les accents qui ne sont pas a leur propre place, mon ordinateur n'a pas des accents francaises automatiques: il faut copier-coller tout!)