[Avis] Fracas - Robert Piguet





J'avoue être totalement réfractaire au phénomène des "égéries" en parfumerie. L'angle "Achetez [dernier sirop de fruits bâclé] et vous ressemblerez à l'actrice de la pub!" me hérisse. D'autant plus, incidemment, qu'une partie non négligeable du prix de vente du flacon sert à financer le cachet de ladite actrice, laquelle d'ailleurs porte probablement en réalité Vol de Nuit en extrait, Gendarme ou un Goutal, voire un précieux parfum sur mesure.
En fait, j'essaie même d'éviter au maximum d'associer mentalement une fragrance à un stéréotype, que ce soit en termes d'âge, de physique, de catégorie sociale ou autres. Après tout, je m'enivre de la centenaire Heure Bleue, tandis que ma grand-tante (87 ans) ne jure que par Lolita Lempicka. CQFD.

Mais à ces louables(?) intentions, certains parfums opposent une farouche résistance. Shalimar évoque si impérieusement une brune magnétique qu'il est difficile de l'imaginer autrement.

Fracas de Robert Piguet va plus loin encore: c'est le parfum de la bombshell, en bon françois de la "bombe atomique". Vaporisez Fracas, et aussi sûrement que si vous aviez frotté la lampe d'Aladin, la djinniya apparaît, tout droit sortie d'un film du début des années 50. De préférence Les hommes préfèrent les blondes.

C'est que Fracas est vraiment un sacré brin de fille. Qu'elle entre dans une pièce et le silence se fait, tous les regards convergent... et elle aime ça. Sexy en diable, toute en courbes, elle tiendrait de la pin-up, mais elle n'en a pas l'ingénuité mutine: elle sait parfaitement ce qu'elle veut, tourner les têtes. Séductrice, irrésistiblement glamour, on pourrait à première vue la prendre pour une femme fatale, mais à ce moment même, elle part d'un grand rire joyeux qui vous tire un sourire communicatif: si théâtrale qu'elle soit, cette fille-là ne se prend pas une seconde au sérieux.




Son parfum? Une tubéreuse, bien sûr.
Qu'aurait-elle pu porter d'autre que la plus capiteuse des fleurs blanches, à la senteur si sensuelle, si charnelle même que, selon la légende, on interdisait aux jeunes filles de les approcher de trop près, de peur que leur parfum grisant ne les poussât à oublier leur vertu?

A cette fleur hors normes, il faut un dompteur d'envergure. Et lorsque Robert Piguet décida de lancer un parfum à la tubéreuse, en 1948, il n'aurait pu faire meilleur choix que l'extraordinaire Germaine Cellier, femme d'une rare trempe, chimiste de formation, qui taillait ses parfums à la serpe. Son style brut, qui jouait de surdoses, avait déjà donné naissance au redoutable chypré-cuir Bandit, pour la même maison, et à la gifle au galbanum de Vent Vert, pour Balmain.

Pour créer cette nouvelle fragrance, en étroite collaboration avec Robert Piguet, Germaine Cellier allait faire appel à une forte dose de superbe absolue de tubéreuse... mais elle allait raboter ses facettes les plus charnelles, voire corporelles, et escamoter ses aspects camphrés-eucalyptus-essence en lui adjoignant une plus grande quantité encore d'absolue de fleur d'oranger. Le résultat? Pas un soliflore, mais un hybride. Une tubéreuse non pas narcotique ou mortifère, mais plutôt rayonnante, enjouée - une tubéreuse sculptée dans un fruit mûr.

Fracas partage avec la plupart des parfums construits autour de cette note une présence affirmée, à la limite de l'ostentatoire... mais si elle s'affiche, c'est dans un éclat de rire, radieuse et solaire. Ses notes de tête sont pratiquement fruitées, surtout dans la concentration eau de parfum: la tubéreuse s'annonce d'emblée, mais elle est nettement nuancée de pêche acidulée et d'oranger sucré, dans un joyeux nuage rose bubblegum.

Cette facette fruitée aux allures tropicales va se prolonger un bon moment en s'atténuant, laissant la tubéreuse triompher progressivement en cœur, claire et crémeuse, presque beurrée.
La verdeur de la fleur blanche va graduellement s'affermir, éclairée d'un tintement léger de muguet, et Fracas prend alors de plus nettes allures de soliflore: la tubéreuse se précise, plus naturelle. Franchement tapageuse jusque là, la fragrance se fait plus élégante; d'aguicheuse, elle devient séductrice...

Ce cœur de tubéreuse fraîche se prolonge en decrescendo pour finir dans des notes de fond étonnamment douces, qui nimbent l'épiderme d'un chuchotement floral presque tendre, à nouveau crémeux. Sur un voile de musc aérien, le côté caoutchouc de la chair de la fleur se manifeste discrètement... Fracas reste tubéreuse jusqu'au bout.

L'actuel Fracas est proposé en extrait et en eau de parfum. Les deux sont assez proches, mais si les différences ne sont pas spectaculaires au premier abord, l'effet d'ensemble de l'extrait paraît, au final, subtilement plus beau. On peut y distinguer une note de verte rhubarbe en tête, et la facette fruitée-oranger y est moins marquée. Les deux concentrations se rapprochent en cœur, mais l'extrait offre une tubéreuse plus dense, plus capiteuse, un peu plus sombre. Quant à la rémanence, elle est excellente dans les deux cas, meilleure encore pour l'extrait.

La version de Fracas commercialisée aujourd'hui se proclame fidèle à la formule d'origine. Pour autant que je puisse en juger, c'est bien le cas, mon eau de toilette vintage ressemblant de très près à l'eau de parfum actuelle. Octavian émet pourtant quelques réserves: la réédition serait plus sucrée et plus crémeuse, tandis que l'original aurait été teinté d'une note néroli et d'une touche salée qui le rendaient plus intriguant...
Il est certain que la toute première formule de Germaine Cellier a inévitablement dû être modifiée: pour éliminer les allergènes et pour remplacer les anciennes bases disparues, ces mini-parfums tout faits ("note miel", "note ambre", etc.) dont la créatrice faisait grand usage dans ses compositions. Mais ce devrait être la seule altération: si, au fil du temps, les versions successives de Fracas s'étaient éloignées de plus en plus de la formule originale, le nouveau propriétaire de la marque Piguet, Fashion Fragrances & Cosmetics, s'est assuré de revenir à la formule authentique. Et Luca Turin, dans son Guide, confirme: il estime que si Fracas a connu des moments de vaches maigres au cours de ses soixante ans d'existence, la composition actuelle est enfin revenue au niveau de l'originale.

L'histoire de Fracas sera elle aussi accidentée: elle connaîtra des débuts difficiles, trop puissante, trop affirmée pour que les femmes l'adoptent en masse... La diva marquera pourtant les esprits, et donnera même naissance à toute une famille olfactive, celle des floraux tubéreuse-oranger, qui comptera parmi ses descendants Amarige de Givenchy, Giorgio Beverly Hills et un certain... Poison.

Fracas elle-même allait faire son chemin, gagnant peu à peu un statut de parfum culte, en particulier outre-Atlantique. Elle est devenue aujourd'hui la tubéreuse de référence, un incontournable.

Sa présence, sa personnalité en font assurément une fragrance inoubliable, au sillage ravageur. Une arme fatale... à manier avec précaution.


Notes de tête: bergamote, fleur d'oranger, notes vertes
Notes de cœur: tubéreuse, jasmin, muguet, iris, œillet
Notes de fond: santal, vétiver, cèdre, musc, mousse
(plus, selon les sources: jonquille, gardénia, lilas, rose, géranium, cèdre, benjoin)


Maison: Robert Piguet
Créateur: Germaine Cellier (formule actuelle retouchée par Pierre Negrin)
Année de création: 1948
Famille: floral tubéreuse-oranger

Disponible
: en Eau de Parfum, vapo 30 ml (40 EUR, pas proposé partout), 50 ml (67 EUR) et 100 ml (97 EUR); en Extrait, flacon 7,5 ml et 30 ml, vapo de sac; et en Parfum Solide. Une gamme de produits coordonnés est disponible. En points de vente sélectionnés (grands magasins; enseignes Sephora: en ligne et dans les boutiques de plus grande taille).
La concentration Eau de Toilette est ancienne et n'existe plus dans la formulation actuelle.


Images: flacon d'extrait actuel (Robert Piguet); Jane Russell en Calamity Jane dans Le visage pâle, 1948 (montage d'après la couverture du n°33 du magazine Paris-Hollywood); publicité des années 80 (via eBay); publicité de 1990 (via Scented Salamander); publicité de 2008 (via Scented Salamander); publicité de 2008 (via Sniffapalooza magazine).


14 commentaires:

Céci a dit…

Qu'il est bon de vous lire, d'une traite, du début à la fin. Parfaitement ciselé, à l'image des parfums dont vous faites les louanges. J'adore le parfum et vous avez les mots qui font que cela ne s'arrêtera pas demain.

Six' a dit…

Céci,

Mille mercis à vous pour ce gentil commentaire, je vais rougir!

Les parfums bien faits peuvent vraiment susciter les plus belles émotions, ils emportent l'imagination... on ne peut que se laisser entraîner!

Merci de votre visite!

soph a dit…

très beau texte! c'est curieux cette note rhubarbe dont vous parlez, concernant l'extrait, il m'avait semblé la sentir dans l'eau de parfum également, à moins que ce soit l'extrait que j'ai essayé sans le savoir....

quant à l'image séductrice de ce parfum, il paraît que c'était le parfum de Marilyn, (outre son N°5 pour la nuit...°

Six' a dit…

Soph,

C'est vrai que j'en sens une petite pointe dans l'edp, mais elle m'a surtout sauté au nez dans l'extrait... ceci dit, les deux sont vraiment proches, les différences sont assez subtiles (sauf le côté fruité orange/pêche qui est quand même bien plus marqué dans l'edp).

Et la liste des célébrités qui ont porté Fracas est bien longue, semble-t-il: Marilyn effectivement (en plus du 5 et de Joy), Marlene Dietrich, Caroline de Monaco, Dita von Teese (il doit lui aller comme un gant!) sans oublier Madonna et Courtney Love, à l'autre bout du spectre. (il y a une très belle liste sur Perfume Shrine
En tout cas, Fracas a laissé une sacrée empreinte, pour sûr!

Merci d'être passée ici!

soph a dit…

de rien c'est toujours un plaisir :)

Jeeks a dit…

Six,

Cet avis sur Fracas est tout simplement fracassant d'exactitude et beauté!
...même s'il m'est difficile d'avouer que sur moi Fracas est ...une horreur... Hélas.
Une corbeille de fruits jaunes trop mûrs voire pourrissants et au final la sensation de porter un linge propre mais qui aurait moisi dans l'humidité...Aaah Ciel, comme j'aurais aimé moi aussi jouer les vamps des années 50 en portant le légendaire et troublant Fracas.

Mes amitiés à ta grand-mère (elle m'est fort sympathique!) ;o))

Anonyme a dit…

Je verrais bien une Bardot ou une M.Monroe porter ce fameux parfum ....je n'ai pas le plaisir de le connaitre, habitant une petite ville , mes parfumeurs ne proposent que les marques que je nommerais "courantes".
J'aime beaucoup ses notes de fond, mais j'avoue moins aimer le jasmin qui a tendance à me faire tourner la tête ...
N'étant pas une experte et n'ayant pas votre plume , c'est un réel plaisir de passer lire vos nouveaux posts . J'ai l'impression d'être devant mon orgue et de composer mon parfum , haha !!!!Du moins , c'est l'envie que j'ai à chaque fois !
merci pour vos passages .

Six' a dit…

Jeeks,

(...je n'aime pas vraiment Fracas non plus en fait, mais chuuuuut! ;))

Je crois que c'est encore un de ces parfums qui varie beaucoup selon les peaux. Sur moi, pas de fruits blets (ma pauvre!), mais une note franchement fruitée au départ, qui me déplaît. C'est après, quand Fracas se fait plus tubéreuse, qu'elle devient bien belle... mais du coup, je préfère d'autres parfums plus nettement soliflores.

Et oui, décidément, il n'y a pas d'âge pour porter un parfum!

Six' a dit…

Froufrous,

Merci à vous! :)
C'est vrai que Fracas n'est pas très accessible, mais je l'ai déjà vue dans de grands Sephora ou aux Galeries Lafayette... c'est sûr que quand on est mordu de beaux parfums, c'est plus facile d'habiter Paris, je sais bien ce que c'est que d'être loin d'une boutique Chanel! ;)
(plus sérieusement, Fracas ne me paraît pas très jasminée, plutôt tubéreuse fruitée en fait... n'hésitez pas à l'essayer si vous en avez l'occasion!)

Anonyme a dit…

Ah Fracas! Très belle description et superbe hommage! Côté actrices, Fracas avait été dédié à Edwige Feuillère lors de son lancement. Et Juliette Gréco est venue en acheter récemment au Bon Marché. Ce qui m'a fait me souvenir que son personnage dans Belphégor portait un parfum de tubéreuse...
Pour moi qui suis une dingue de tubéreuse (je la traque partout), Fracas fut la première. Je m'étonne que personne ne parle du fond très animalisé, façon civette de Fracas; dans certaines, c'est l'indole (cf Tubéreuse de l'Artisan Parfumeur) mais là c'est vraiment ce fond civette sur note irisée poudrée qui domine et notamment par rapport à celle que je porte régulièrement aujourd'hui, Beyond Love qui n'a pas les aspérités de Fracas mais plutôt son côté confiserie, et tout autant de sillage.
Rebecca

Six' a dit…

Rebecca,

Je savais qu'Edwige Feuillère l'avait porté, mais pas qu'il lui avait été dédié! Il est vrai qu'il lui convient magnifiquement.... et je le vois bien aussi, d'ailleurs, sur Juliette Greco. Des personnes de goût, assurément! ;)

Ce fond civette...il me semble en avoir senti des traces plus marquées dans mon edt vintage, moins dans les versions actuelles. Il faut dire que Fracas dure une éternité, peut-être que ce fond se développe pleinement quand je suis déjà endormie! ;) En tout cas, après sa deuxième phase plus nettement tubéreuse naturelle, je sens bien un retour à une dimension caoutchouteuse, charnelle (on en sentirait presque sa substance résister sous la dent!)

Elle varie aussi beaucoup selon les peaux, je crois; sur certaines, le fond semble plus doux....

Grand merci à vous de votre visite!

Anonyme a dit…

SYLVIE VARTAN porte également FRACAS de ROBERT PIGUET. Elle a porté longtemps JUNGLE GARDENIA de TUVACHE, acheté à New-York. Ce dernier ne se faisant plus, elle l'a remplacé par FRACAS. Toujours l'odeur de la tubéreuse et un fin parfum de GARDENIA.

Anonyme a dit…

Alors cela fait 3 heures de temps qu'il est sur mon poignet et il est juste .......immonde.Quel déception,a l'ouverture un pschitt sur le poignet et une envie de vomir m'a envahie tellement l'odeur fut désagréable,l'odeur du vomi ou du pourri,puis je l'ai laissé s'installer pour voir,il n'en ressort qu'une odeur de jonquille et d'œillet mais il reste désagréable,l'odeur des parfums de ma grand-mère,alors oui il est tenace et très opulent,pourtant pas faute de courir derrière un parfum de caractère et qui se sent,mais la c'est l'écoeurement et je me demande ce que je vais faire des 100 ml que j'ai commandé!! Pour moi qui suit pour les bons parfums,extrait de vol de nuit de Guerlain,ou l'heure bleue,addict de dior,manifesto elixir d'YVS,coco mademoiselle de chanel et d'autres,un pschitt dans les toilettes peut-être,qu'edwige feuillère l'ai porté je n'en doute pas,mais madonna j'ai un doute!!!

Anonyme a dit…

Bien heureuse pour Juliette Gréco, on est loin de l'image diva pinup girl Marilyn qu'on nous radote sans cesse sur les blogs anglo-américains.
Fracas est nettement plus portable que Mitsouko ok, j'en ai fait l'expérience, trois mecs m'ont dit que c'était immonde, depuis j'ai revendu mon extrait de Mitsouko.
Fracas joue le registre de la féminité et de la séduction, hors beaucoup de femmes aujourd'hui sont asexuelles, ou portent peu ou jamais de maquillage, aux États-Unis, on les appelle Plain Janes, ou en moindre mesure, Soccer Moms, elles sont toujours en jean, ou en survêtement et baskets, à l'inverse, dans la société américaine, il y a l'extrême contraire, les high maintenance girls.
L'image que se font les américaines moyennes ou ordinaires de Fracas aujourd'hui, c'est le cliché high maintenance, trophy wife par excellence, chirurgie esthétique, sac Chanel, ou Birkin pour le country club, maquillage prononcé et forcément un parfum qui va avec et qui ne s'efface pas.

Emma