[Avis] Au Lac - Eau d'Italie




Il s'appelle Umberto Boccioni.
Il est, selon Duchamp, le "prince des Futuristes". Théoricien du mouvement, peintre, sculpteur, Boccioni est l'une des figures majeures de la scène artistique de son temps.

Elle s'appelle Vittoria Colonna.
Elle est princesse, Romaine, mentalement éprouvée. Mariée, aussi. Fort mal.

La première guerre mondiale éclate.
Son mari appelé au front, Vittoria se réfugie sur la petite île de San Giovanni, sur le Lac Majeur. Ses journées se passent à rénover leur grande propriété, à entretenir ses superbes jardins. C'est là, en juin 1916, qu'elle rencontre Boccioni. Se noue alors une vive amitié, qui deviendra très vite amour....
Leur liaison sera secrète, passionnée, tragiquement éphémère. Boccioni est lui aussi appelé sous les drapeaux fin juillet, et le 17 août, lors d'un exercice, il fera une chute de cheval qui lui sera fatale. Il avait 34 ans.

Près d'un siècle plus tard, en 2006, leur brève correspondance sera découverte par un de ces hasards de l'histoire...

C'est le début de cette courte idylle, de cette parenthèse lumineuse que la maison Eau d'Italie a voulu évoquer avec sa première fragrance ouvertement féminine, Au Lac: une brise d'été chargée des senteurs fleuries du jardin, au bord des eaux paisibles du lac. Un parfum voulu romantique, mais aussi d'avant-garde, mariant, nous dit-on, la beauté d'un floral très féminin, classique en puissance, à la structure vibrante et dynamique d'une toile futuriste.

Signe du changement de registre? Pour la première fois dans l'histoire de la gamme, la composition n'a pas été confiée à Bertrand Duchaufour, mais à Alberto Morillas (CK One, Flower de Kenzo, Essence de Narciso Rodriguez).




Enchâsser un floral hyper-féminin dans une monture futuriste au dynamisme électrisant? Le programme est d'une ambition rare. Il est vrai que les précédentes fragrances d'Eau d'Italie avaient toutes été intéressantes, mais cette fois, la barre est placée à un niveau stratosphérique. Le petit dernier a-t-il réussi ce pari un peu fou?

Las! Le vent peut gémir, le roseau soupirer, il faut malheureusement se rendre à l'évidence: Au Lac manque à peu près tous ses objectifs. Du fameux avant-gardisme, de l'étourdissante tension futuriste, point de trace. Rien dans la composition ne la distingue non plus comme particulièrement féminine ou romantique. Quant à un futur classique, j'en doute...

Dommage que la fragrance ait été présentée avec tant d'hyperboles. Parce que, pour ce qu'elle est en réalité - un floral vert aqueux plutôt conventionnel aujourd'hui - , elle est en fait fort jolie.

Les notes de tête sont très délicates, un frissonnement hespéridé à peine citronné, mêlé à la douce amertume des feuilles d'oranger froissées dans la main. Arrive sur ses talons une note puissante de lotus qui s'épanouit au milieu des eaux, représentées par une de ces molécules aqueuses aux relents de melon vert effleuré de concombre. On pense aux parfums de nature après la pluie récemment en vogue, mais ce lac est beaucoup plus calme, sans épices en contrepoint pour venir troubler sa surface.

En cœur, le duo très vert, non sucré, du lotus et du melon d'eau prend sa vitesse de croisière, se poursuit longtemps. Une presque imperceptible effervescence vient l'animer d'une très légère tension - timide hommage au dynamisme futuriste?

Cette tension va à peine s'accentuer, graduellement étayée par l'effet boisé translucide de l'iso E super, teinté d'une légère ombre de feuille de figuier, avec toujours une toile de fond verte et aqueuse... puis le parfum disparaît, envolé, après une durée honorable pour une eau de toilette.

Rien de révolutionnaire, donc, dans cette senteur d'eaux calmes, fleurie et végétale - et c'est bien des eaux douces d'un lac qu'il est question, sans note marine ou iodée. Dans son genre, Au Lac est joli, facile à porter, sans la moindre aspérité. Et c'est précisément en cela qu'il se démarque des autres compositions de la maison.
Les tragiques amours d'Umberto et de Vittoria auraient mérité autre chose...


Marella Caracciolo Chia, journaliste et auteur qui a découvert la correspondance de Vittoria et d'Umberto, a publié en 2008 un roman sur leur relation, Una parentesi luminosa. Il n'est pour l'instant disponible qu'en italien (il sera publié en anglais fin 2010).


Notes de tête: lotus, feuilles d'orange amère, feuille de figuier
Notes de cœur: osmanthus, bouton de rose, jasmin sambac
Notes de fond: cèdre, papyrus, ambre gris


Maison: Eau d'Italie
Créateur: Alberto Morillas
Année de création: 2010
Famille: floral

Disponible
: en Eau de Toilette,
vapo 100 ml (95 EUR), notamment chez Colette. En ligne, notamment chez Aus Liebe zum Duft (échantillon disponible) et sur la boutique en ligne de Colette; prochainement sur le site d'Eau d'Italie.


Images: flacon d'Au Lac (Aus Liebe zum Duft); photo d'Umberto Boccioni (via Wuz); photo de Vittoria Colonna à un bal (1898, via Wuz); Umberto Boccioni, États d'Âme (1ère version): II, Ceux qui partent, 1911, CIMAC, Milan (via GCFA).


4 commentaires:

Cleliart a dit…

Je connaissais l'art fantastique de Boccioni, mais ni sa vie privée, si cette romance. Je n'ai pas encore senti cette eau, mais c'est effectivement dommage qu'elle ne soit pas au niveau de son ambition !

Six' a dit…

Cléliart,

Pareil, je dois dire que j'ai découvert toute l'histoire à l'occasion de ce lancement... mais j'aime profondément le début de la période futuriste de Boccioni, d'un talent rare.

Et de fait, si cette edt est en elle-même assez jolie, qu'est-ce que j'aurais aimé une vraie traduction olfactive du Futurisme, toute mouvement et dynamisme! Pourtant, Eau d'Italie n'avait pas manqué d'audace jusqu'ici...

Merci d'être passée ici!

Cleliart a dit…

C'est vrai que c'est une belle idée de créer un parfum en s'imprégnant du futurisme (dont j'aime particulièrement les toiles de Severini), je n'y avais jamais songé !
Pour Boccioni, son "homme en mouvement" reste parmi une de mes œuvres favorites (...comme tout le monde) !

Six' a dit…

Oh, Severini! J'aime aussi beaucoup ses éclatements cubistes... mais j'avoue avoir plus de tendresse pour le double triptyque des Etats d'Ame de Boccioni, même si peut-être moins représentatifs...

Le futurisme en parfum, ça aurait pu donner quelque chose d'éblouissant... mais j'aurais peine à imaginer une formule! Le "bois qui pique" y a définitivement sa place je dirais, avec son effervescence, sa tension, son profil "en zigzag", mais pour le reste... Il faudrait peut-être transmettre l'idée à Comme des Garçons, ou aux Christophs! ;)