[Avis] L'Eau - Serge Lutens





La sortie de L'Eau, l'"anti-parfum" de Serge Lutens, a causé bien des remous il y a quelques mois dans le petit monde des perfumistas. La maison Lutens tournait-elle donc le dos à tout ce qui avait fait sa particularité? Le chef de file des parfums-ornements baroques, à l'univers si cohérent, lançait à présent un manifeste engagé contre le parfum-séduction, assimilé aux "vieux clichés" du "falbala du néo-érotisme vieillissant pour faire plaisir à pépé"?  Il revendiquait délibérément l'odeur de propre en lançant fièrement le "savon le plus cher du monde"?

Depuis lors, la présentation presse de Boxeuses et Bas de Soie, les deux nouvelles sorties estampillées Lutens, a eu lieu (compte rendu chez Elisabeth de Feydeau), et le discours a changé du tout au tout. Le "néo-érotisme vieillissant" est soudain redevenu fort désirable, puisqu'on nous annonce, pour un Bas de Soie au nom si rétro, que le maître "aimerait nous offrir tous ces accessoires oubliés de la féminité: chapeaux, voilettes et gants parfumés".

L'Eau se proclamait "une réaction à ce monde trop parfumé, je dirais plutôt embaumé car il ne s’agit plus de séduction mais de momification; c’est un rite dédié à on ne sait plus trop quoi".
Mais pour les deux nouvelles sorties, le parfum est désormais redevenu "une arme de séduction redoutable en même temps que le fruit de la conscience de soi, se traduisant dans des attitudes et une gestuelle très précise".

L'Eau était "une réaction, une action, une volonté: être propre, trancher avec la fausse odeur qui règne sur tout."
Quelques courts mois plus tard, il faut croire que le paysage olfactif ambiant a changé, puisqu'on déplore à l'occasion de la sortie de Boxeuses que "notre époque qui aime le propre se défie de l’animalité et des notes sexuellement incitatives".

On l'aura compris, inutile de gloser sur un "manifeste" éphémère qui fleure bon le marketing.
Si au moins cette proclamation d'"anti-parfum" tenait ses promesses! Or L'Eau n'a rien de révolutionnaire (au contraire, par exemple, de L'Antimatière d'Isabelle Doyen pour la maison Les Nez, un vrai anti-parfum celui-là): c'est un jus plus ou moins lessiviel comme il en existe depuis des années sur le marché.

Ceci dit, prise isolément, hors de sa gangue publicitaire, L'Eau reste un parfum de bonne facture, particulièrement dans son registre: parmi les jus qui se veulent sentir le propre, il en est de bien pires.
L'Eau se distingue surtout par une belle note de sauge, assez sucrée et touchée d'une brise citronnée. Les aldéhydes et leur effet "fer à repasser" sont logiquement bien présents, sans toutefois de côté savonneux, même si l'impression très cireuse et un peu grasse d'un pain de savon est curieusement et efficacement recréée (l'accord paraffine?). On y devine aussi une quantité notable de muscs blancs, un bon zeste de magnolia citronné.

Mais si la surprise est plutôt bonne au début, on déchante assez vite: c'est que L'Eau a déjà tout dit d'emblée; la sauge douceâtre, presque fruitée et embaumée dans sa paraffine ne bouge plus d'un iota tout au long de la (remarquable) tenue. Le problème est que cet accord se fait à ce point puissant que le résultat final réussit à donner une impression en fait très parfumée, bien loin d'un effet "propre"... ce qui est assez paradoxal pour un parfum - pardon, un antiparfum - censé prolonger l'effet d'un bain chaud, faire durer encore et encore l'odeur de la "chemise blanche au grand air". Plus grave, il est monocorde au point de finir par sérieusement friser l'écœurant, à mon goût.
Ce n'est donc pas le bon vieux savon de Marseille qui est dans ce flacon: un référent lessiviel plus adéquat serait une de ces ("fausses"?) odeurs employées dans les adoucissants, fussent-ils de luxe. Et vu l'impressionnant volume du sillage, on a clairement forcé sur la dose en machine...

Après tout, le pari L'Eau est peut-être gagné, en preuve par l'absurde: ces effluves d'adoucissant nucléaire fraîcheur Sauge sont effectivement fort efficaces pour redonner le goût du vrai parfum.


Notes de tête: notes hespéridées, notes aldéhydées, note aquatique
Notes de cœur: sauge sclarée, notes aromatiques, notes florales, paraffine
Notes de fond: oxygène, notes savonneuses, muscs



Maison: Serge Lutens (gamme export)
Créateur: Christopher Sheldrake et Serge Lutens
Année de création: 2010
Famille: aromatique
Disponible: en Eau de Parfum, vapo 100 ml (100 EUR), en parfumeries sélectionnées et en ligne notamment sur le site des Salons.

 

6 commentaires:

Céci a dit…

Bien dit! Qu'une marque comme celle-ci se fourvoie dans des plans marketing aussi peu subtils et à volte face, nous prend-t-on pour des c....? J'enrage. C'est bien pécher d'un grand orgueil que de croire que l'on peut mélanger trois mouillettes et dire "je révolutionne le parfum". Une révolution cent fois plus cher qu'une bonne lessive d'antan séchée au grand air. Oui, on nous prend pour des C..., pas de doute.

Clochette a dit…

Je ne suis pas trop d'accord, je pense qu'il y avait de la part de Lutens une vraie envie de créer une parenthèse aérienne dans son oeuvre. C'est normal pour un artiste d'avoir envie de changer d'air! Moi, je rêverais d'une musique qui créerait le silence intérieur, un vrai silence, car dans ma tête, les fragments de ce que je bosse tournent en boucle inconsciemment et m'accompagnent quoi que je fasse, e tc'est fatigant! Ceci-dit, l'Antimatière est effectivement la chose la plus incroyable qui ait pu être créée sur ce thème. Essence, de Narciso Rodriguez, est aussi très abouti. Mias il faudra que je resente cette Eau pour avoir un avis.

Anonyme a dit…

Bien dit en effet! Le discours de Lutens n'est pas crédible quand suivent, 3-4 mois plus tard, des parfums qui ne tranchent visiblement pas avec les fragrances d'avant l'Eau. Je me demande si cette Eau a marché d'ailleurs.
Merci pour votre blog!

Six' a dit…

Céci,

C'est vraiment ce qui m'a dérangée ici. Quand L'Eau est sortie, la posture m'a interpellée, mais j'ai voulu sentir avant de juger. Sur pièce, l'"anti-parfum" m'a déçue, et plus qu'un peu, vu le décalage entre le discours-manifeste et le résultat final.
Mais c'est ce revirement complet après quelques mois, avec des arguments exactement inverses qui été la proverbiale goutte d'eau. Ca sent le cynisme, et le cynisme n'est pas ce à quoi cette maison si extraordinaire nous avait habitués. C'est très décevant.

Merci d'être passée ici!

Six' a dit…

Clochette,

Je suis amoureuse de la maison Lutens depuis bien longtemps, je dirais même que c'est elle qui m'a redonné le goût du parfum quand tout a commencé à devenir fade dans les Séphonnaud, donc croyez-moi, je suis la première désolée du constat...

Effectivement, je sais que SL avait déjà mentionné plusieurs fois cet excès de parfumage de chaque secteur de notre environnement.
Quand L'Eau a été annoncée, j'ai voulu y voir une cohérence dans ce sens-là, ça aurait été au bout du compte assez pertinent. Et je comprends bien, quand on ressent une surcharge olfactive, le besoin d'une pause, d'un "blanc" pour le nez (mais dans ce cas, il suffit de ne pas se parfumer...)

Le problème, à mon sens, a été ce manifeste, cette proclamation de rupture, d'"anti-parfum", cette posture révolutionnaire... alors que le résultat est absolument tout sauf ça. Ce n'est pas un "anti-parfum", ce n'est certainement pas du jamais-senti, et ça ne va pas non plus à contre-courant des tendances, bien loin de là. Et - mais là, c'est tout à fait subjectif - je trouve que même le postulat "odeur de propre" est plutôt raté, parce qu'au final, l'effet est à mon goût très "parfumé".

Le décalage discours / résultat m'avait beaucoup déçue, comme je le disais plus haut. Mais qu'à présent, une poignée de mois plus tard, SL avance pour ses nouveaux lancements des arguments exactement inverses de ceux utilisés pour vendre L'Eau... quelle version faut-il croire?
Ca sent beaucoup trop le marketing sans âme. Et venant d'une telle maison, c'est particulièrement navrant.
Mais ce n'est que mon avis, bien entendu!

Six' a dit…

Anonyme,

J'aimerais bien être petite souris aux Salons pour savoir si cette Eau s'écoule si bien que ça!

J'imagine qu'il faudra attendre et voir si elle est finalement bien la première d'une série, comme on l'avait sous-entendu... si pas, heh.

Enfin, tout ça ne m'empêche pas d'attendre avec impatience Bas de Soie et Boxeuses, qui ne devraient pas avoir grand mal à être meilleures que L'Eau...

Merci de votre visite!