Faut-il encore présenter Parfums de légende?
Ce beau livre, selon l'expression consacrée, occupe une place de choix dans bien des bibliothèques d'amoureux du parfum. Et pour cause: "il n'en existe aucun qui soit comparable", déclare Edmond Roudnitska dans son introduction.
C'est que si Parfums de légende parcourt un siècle de créations françaises en parfumerie, ce n'est pas en un fil continu. Au lieu d'un historique, c'est une succession de 45 vignettes qui mettent chacune en lumière un grand parfum, qui a marqué son temps. Un joli retour au sources, qui commence avec le pionnier Jicky, en 1889, et s'achève avec ces nouveaux classiques fondateurs, L'Eau d'Issey et Angel, en 1992.
Les pierres angulaires sont bien entendu au rendez-vous, Mitsouko ou le N°5, Arpège, Joy ou Femme, jusqu'à Opium et Poison. Quelques grands noms du passé s'y trouvent aussi, comme L'Origan de Coty ou Je Reviens de Worth... et l'on se rappelle qu'avant de finir dans les drugstores, Tabu de Dana avait en son temps été un monument, et que Nina de Nina Ricci avait été un merveilleux parfum d'une rare élégance, avant d'être remplacé par une pomme d'amour. Au fil des pages, on redécouvre des parfums-cultes, secrets bien gardés de pefumistas comme Ombre Rose de Brosseau, ou on s'étonne de trouver des pépites sans prétention comme Loulou de Cacharel parmi les plus grands.
Avec son passé si riche, rien d'étonnant à ce que Guerlain soit représenté six fois; le plus récent Dior case cinq poulains. Par contre, le vénérable Caron n'est présent qu'avec Nuit de Noël... Quelques mythes qu'on aurait crus incontournables brillent d'ailleurs curieusement par leur absence: Habanita, Tabac Blond, ou encore les chefs d'œuvre de Germaine Cellier, Vent Vert, Bandit ou Fracas... histoire de ne pas sur-représenter certaines périodes?
Pour chaque parfum, une introduction de quelques pages présente le contexte historique de sa création, la naissance de la maison, la grande Histoire croisant l'anecdote charmante: on s'arrête avec Jacques Guerlain sur les berges de la Seine, au crépuscule, touchés avec lui par l'émotion qui donnera naissance à L'Heure Bleue; on s'amuse du numéro cabotin de François Coty, brisant "accidentellement" un flacon de sa Rose Jacqueminot devant la porte des Grands Magasins du Louvre pour que des "clientes" - probablement des amies de sa femme - demandent bien haut quel était ce merveilleux parfum...
Mais tout l'intérêt de Parfums de légende est qu'il ne se limite justement pas à la mythologie et aux légendes dorées dont l'industrie est si friande.
Michael Edwards, au cours des longues années de préparation de l'ouvrage, s'est adressé directement aux acteurs de l'industrie, aux auteurs des parfums, à un moment où les nez étaient encore cachés. On sent tout le plaisir qu'ils ont eu à partager les ressorts de leur art, leurs souvenirs, sans langue de bois - dans les limites bien entendu du publiable - ... et le lecteur de se faire petite souris dans les coulisses de la création. Dès 1954, Edmond Roudnitska peste contre les "parfums friandises", et explique comment il a réalisé que l'excès de matières rendait les parfums trop compliqués, confus, et qu'il a ressenti le besoin de "simplifier, simplifier, simplifier", faisant impitoyablement le ménage dans sa palette et révolutionnant ainsi les méthodes de composition... ce qui donnera naissance à Diorissimo. On apprend au détour d'une page qu'Alix Grès, amoureuse de notes fraîches et légères, n'aimait en fait guère son Cabochard, qu'elle trouvait trop fort, trop agressif. Qu'Opium avait été conçu spécifiquement pour accompagner jusqu'au bout de la nuit les jeunes femmes en discothèque, et choquer les États-Unis au passage. Que Guy Robert s'inspira ouvertement de Nuit de Noël pour créer Madame Rochas et Calèche. Pas de fausse pudeur, non plus, sur le rôle crucial du marketing, et sur les matières synthétiques aux noms à rallonge.
Les lécythiolâtres ne sont pas non plus oubliés, puisqu'une section est dédiée à la conception du flacon de chaque parfum. L'histoire de celui d'Opium, inspiré des inro, ces boîtes à médicaments utilisés par les samouraï, est particulièrement fascinante. Bon point aussi pour les riches illustrations - beau livre oblige - mêlant de rares photos d'époque aux clichés d'art.
Quelques mots, enfin, sur l'auteur: Michael Edwards est un expert mondialement reconnu, qui a inventé une nouvelle taxinomie du parfum, organisée en roue, pour remplacer les anciennes familles olfactives. Son guide/répertoire annuel, Fragrances of the World - Parfums du monde, dont l'édition 2010 recense... 7000 parfums, est considéré comme la Bible de toute l'industrie. Un pilier du monde du parfum, donc.
Vous l'aurez compris, Parfums de légende est à son image: un incontournable.
Michael Edwards, Parfums de légende. Un siècle de créations françaises, traduit par Guy Robert, 1998, H.M. Editions, Levallois (304 p., 37,35 EUR).
10 commentaires:
J'adore ce livre. Je l'ai lu plusieurs fois et ne m'en lasse pas!
Zab,
Tout pareil!
Et son pendant "créations américaines" est annoncé depuis longtemps, j'espère que le projet n'est pas abandonné...
je l'ai aussi, et c'est clair qu'il est très complet, chaque remise en contexte du parfum, les idées qui ont amené à sa création, sa pyramide olfactive... un beau livre pour les amoureux du parfum.
Soph,
Tout à fait! Et malgré le côté "beau livre", je le trouve au final très complet dans les détails techniques, les perfumistas chevronné(e)s y trouveront aussi beaucoup d'intérêt...
Excellente idée de nous rappeler ce classique. Merci pour votre blog
Anonyme,
Grand merci à vous!
Ca fait des années où je me dis qu'il faut que je me l'achète !!! à lire cet article et les commentaires, je vais sauter (enfin !) le pas !
Merci de nous présenter ce livre, et de faire partager les anecdotes qui vous ont marqué (opium, roudnitska, grès... très rigolo).
Les inros ne contenaient pas forcément des herbes médicinales, c'étaient des sortes de tiroirs empilés, qui permettait de palier l'absence de poches dans les vêtements traditionnels japonais.
Clélia,
Je le conseille chaudement, vous l'aurez compris! Il est vraiment très agréable, et le point de vue des acteurs de l'industrie est particulièrement intéressant. On a vraiment l'impression de rentrer dans les coulisses...
Julien,
Merci de la précision! C'est sûr que l'usage des inro était un peu plus large qu'une simple boite à médicaments... chez Saint Laurent, on s'est surtout attaché à l'angle "boîte à opium", forcément.
En tout cas, c'était un flacon très bien conçu, raffiné, et c'est très dommage que YSL l'ait modifié...
Merci d'être passé ici!
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