[Avis] L'Heure Défendue (VII) - Cartier



Dans la Rome antique, il y avait deux mots pour désigner la couleur noire. Généralement, on utilisait niger, pour le noir dans sa connotation neutre ou positive, et plus spécifiquement pour ce qui était d'un noir brillant... mais il y avait aussi ater, qui désignait le noir mat, ce noir sourd et inquiétant, celui des sortilèges et des maléfices.

Septième coup au cadran des Heures de Parfum de Cartier, L'Heure Défendue est ater. Une heure si sombre qu'on se serait attendu à la trouver tard dans la nuit, une heure noire, noire comme le... cacao dont elle regorge.

Après le cheval, du cacao, à présent?
Oui, mais traité avec tout autant de maestria. Même si vous ne prisez guère les sillages Milka, ne tournez pas encore les talons: ce cacao-ci n'a strictement rien de gourmand. Pas la moindre molécule de sucre à l'horizon.

En fait, Mathilde Laurent s'est livrée ici à un bel exercice de style: faisant fi des connotations friandise de la note cacao, elle a choisi de la traiter comme n'importe quelle autre matière première, en exploitant les facettes olfactives de la fève: poudrée-baumée, douce... et aussi amère, sombre, presque boisée. L'idée? Se concentrer sur ce versant obscur, prendre le cacao à contre-emploi pour composer un anti-gourmand, un oriental noir.

...et l'amateur averti de ces louables intentions de tourner de l'œil à la première bouffée. Une simple pression sur le vaporisateur et L'Heure Défendue projette dans un rayon de plusieurs mètres une senteur hyper-concentrée de ... liqueur de chocolat. Miséricorde!
Une fois qu'il a repris ses esprits, encore un peu enivré par ces puissants effluves liquoreux qui commencent à se dissiper, notre amateur se prend graduellement à apprécier, malgré tout, la richesse prononcée de ce chocolat noir comme l'encre, si pur... quand arrive le deuxième uppercut: une solide dose de patchouli. Le réflexe pavlovien s'enclenche aussi sec, "chocolat + patchouli = Angel", arrière toute!

L'Heure Défendue ne se simplifie vraiment pas la tâche au départ, c'est vrai. Mais si vous attendez une petite demi-heure, ces notes de tête tonitruantes achèvent leur grand air de baryton-basse survolté en un decrescendo qui n'a plus rien d'étourdissant. Et ce qui s'ensuit, lorsque le parfum prend sa vitesse de croisière, est merveilleusement harmonieux.




Le chocolat redevient fève de cacao, protagoniste qui exhale au premier plan ses arômes amers, poudrés, sombres toujours, et secs jusqu'au craquant. Le patchouli, très présent mais un peu en retrait, griffes limées et dépouillé de son râpeux, lui est un compagnon idéal: il souligne ses accents boisés, son amertume surtout, et le rend plus profond encore. Et malgré la sucrerie Angel qui en a ouvert la voie, le mariage entre les deux notes n'a en lui-même rien de gourmand... Le santal vient aussi leur apporter son soyeux, le Cashmeran sa densité boisée-balsamique, chaleureuse.

Ce cœur au long cours se poursuit des heures durant sans plus vraiment dévier de sa trajectoire; à peine une amertume nouvelle de type mousse de chêne se fait-elle jour sur la fin... mais pour le reste, L'Heure Défendue reste ce chœur étrange et pénétrant, étroitement soudé, compact mais complexe, qui s'entoure d'une certaine aura de mystère. D'ailleurs, si la nouvelle Heure Fougueuse faisait en quelque sorte écho à La Treizième Heure, c'est au douzième coup de minuit - L'Heure Mystérieuse - que cette septième heure semble faire allusion, avec son patchouli, sa densité.
Si on y devine aisément des bois, le cacao pourtant surdosé ne se laisse plus instantanément saisir - c'est qu'il a été détourné, Mathilde jouant aussi sur ses facettes cuir, animal, castoreum. Devenue baume boisé-amer, feutré et sourd, subtilement (subliminalement?) sensuel, L'Heure Défendue brouille les pistes, déconcerte, semble à la fois inviter et mettre à distance, chaleureuse mais secrète, riche de matières terrestres et tirant pourtant vers l'abstraction....

Autant dire que même si le défi - donner ses lettres de noblesse à l'absolue cacao - était de taille, L'Heure Défendue le relève haut la main. La matière y triomphe et, paradoxalement, s'y fait aussi oublier, tant la composition est complexe et raffinée...

Un parfum à porter comme un velours noir, les nuits sans lune.
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Une seule Heure, deux regards: la série des nouvelles Heures de Cartier continue avec Grain de Musc, toujours en publication simultanée mais sans avoir échangé nos impressions. Je découvre avec vous sa vision de L'Heure Défendue... rendez-vous lundi prochain pour le dernier volume: L'Heure Diaphane.


Composition: accord ambre, santal, tolu, notes musquées, patchouli, vanille, absolue cacao

Maison: Cartier
Créateur: Mathilde Laurent
Année de création: 2010
Famille: oriental-boisé?
Disponible en Eau de ?, vapo 75 ml (224 EUR), dès novembre dans les grandes boutiques Cartier et aux Galeries Lafayette Haussmann.

[impression personnelle] tenue +++ sillage +++(+) [sillage d'abord extrêmement puissant, puis se modère]

Images: Saks Fifth Avenue (modifié); Franz von Stuck - La Sphinge (1ère version), huile sur toile, 1904, Hessisches Landesmuseum, Darmstadt (via Wikipedia).

6 commentaires:

Anna Maria a dit…

Quel magnifique commentaire!
Il donne vraiment l'impression d'entrer dans le parfum, derriére un rideau de velours noir, et, si je n'aime pas Angel pour son côté sucré, cet accord amer de patchouli et fève cacao me trouble...

Thierry a dit…

Ne penses-tu pas que comme avec Havana Vanille on est en présence d'une voie nouvelle où des matières associées à l'alimentaire sont tirées dans d'autres directions beaucoup plus surprenantes ? Il me semble (enfin c'est un très modeste intuition) que les notes fruitées pourraient aussi bénéficier d'un tel "traitement". Aujourd'hui quand je lis "notes fruitées" dans un descriptif cela me fait fuir (bien que j'adore les vieux chypres lactoniques), et quand j'ai découvert la mangue dans Nuit de tubéreuse, j'ai été agréablement surpris...

Anonyme a dit…

Bonsoir, est-il très différent de Bornéo 1834 de Lutens qui, de mémoire, associe aussi chocolat noir amer et patchouli?

Six' a dit…

AM,

Mille mercis pour ce gentil commentaire!

Je dois dire que quand j'ai découvert L'Heure Défendue, ça a été par son sillage - à travers toute la pièce! - quand quelqu'un l'a essayé, et de sentir immédiatement le chocolat et le patchouli, j'ai été effrayée... de toutes façons, le jour même, j'étais trop retournée par L'Heure Fougueuse pour vraiment m'arrêter sur les deux autres. Mais à les porter, la Défendue a fini par me séduire tout à fait, et j'y suis revenue jour après jour... au point que j'envisage vraiment un flacon... pour mes dix anniversaires à venir, disons ;)

C'est vraiment une très, très belle réussite, avec du velouté, du soyeux, du poudré, différentes nuances d'amertume... et par rapport aux autres mariages patchouli/cacao, elle se distingue par un accent très marqué mis sur le cacao. J'aime aussi beaucoup le traitement du patchouli, qui est épuré, anobli, moins "in your face" qu'il peut souvent l'être.

Enfin, je suis conquise, tu m'en diras des nouvelles!

Six' a dit…

Thierry,

Ah, puisse-t-on t'entendre en haut lieu!

En y réfléchissant, c'est vrai qu'il pourrait bien y avoir une tendance en ce sens. Je ne la perçois pas dans le mainstream, qui m'a l'air de persister désespérément dans le sucraillon depuis quelques années, mais effectivement, pour la vanille, Havana, puis L'Eau Duelle de Diptyque maintenant... on y arrive. Et Borneo avait peut-être lancé le mouvement pour le cacao, même s'il est - sans être gourmand - plus sucré que la Défendue.
Si les grands parfumeurs pouvaient s'engouffrer dans cette brèche, ce serait jouissif! (mais honnêtement, ça va être difficile de surpasser L'HD pour le cacao...)

Le fruité, pareil - comme toi, j'ai un a-priori, disons, "assez conséquent" ;), mais il y aurait largement matière à détournement, plutôt que de taper presque systématiquement dans les fruits-au-sirop... quoique, tu le sais, L'Heure Folle qui est du fruité plutôt direct me plaît énormément. Mais oui, accentuer le côté terpénique de la mangue, c'était une excellente idée, comme d'ailleurs le pamplemousse soufré dans Pamplelune. Je serais curieuse de voir ce qu'on pourrait faire d'autre....

Six' a dit…

Anonyme,

Je les ai justement réessayés côte à côte pour comparer, et oui, ils sont en fait très différents!

Je dirais que Borneo est surtout corsé, avec un patchouli vif, fusant, râpeux à souhait, "moisi" et nettement teinté tabac; le cacao sert plutôt d'accompagnement.

Dans L'Heure Défendue, c'est l'inverse: c'est le cacao - parfaitement non-sucré, amer, poudreux - qui tient le premier rôle, et on est au contraire dans un parfum-halo sombre, mat et feutré. Le patchouli est présent, très présent même, mais il est maîtrisé, épuré, décliné sur un mode sombre et sobre, pour étayer le cacao.

Je les trouve à vrai dire aussi irrésistibles l'un que l'autre...