[Avis] Tubéreuse Criminelle - Serge Lutens





Pétales fanés, bistre autour des yeux...  Tubéreuse Criminelle exhale des soupirs d'agonie. Crime il y a, certes, mais on ne sait plus cette belle-là est coupable ou victime...

Dans ce qui est peut-être l'un des incipits les plus tonitruants et les plus remarquables de la parfumerie actuelle, la tubéreuse vue par Serge Lutens souffle en tête des vapeurs toxiques – l'anglais dirait "intoxicating", à la fois délétères et grisantes – où se mêlent le camphre, le menthol, le gazole(!)... et, déjà, l'odeur fade de la flétrissure. L'effet est tout à fait saisissant, à peine moins osé que le bouquet insolemment animal du Muscs Koublaï Khän de la même maison.

Ces brumes teintées de givre se dissipent lentement, comme à regret. Et pour que la transition ne soit pas trop brutale, ce sont d'abord les plus désarçonnantes des facettes de la tubéreuse qu'elles dévoilent. Cette odeur caractéristique de caoutchouc, ce côté corporel plus que charnel, ces accents douceâtres de fleur mourante sont exaltés, exacerbés en un tracé maniériste précis. Les chairs blanches qu'évoque la senteur de la tubéreuse sont, ici, ombrées de mauve éteint.




Dans la suite, pourtant, Tubéreuse Criminelle chemine, l'air de rien, vers la sagesse. La fleur s'épanouit pleinement, charnue, crémeuse, suave – même si une note soutenue d'indoles, ces molécules à l'odeur "sale", lui insuffle une impudeur certaine. Et si une brassée de fleurs d'oranger vient rejoindre la tubéreuse, on reste loin du registre de la diva Fracas, qui mariait déjà les deux: la version Lutens n'en a ni le côté fruité-bubblegum, ni la stridence. Au contraire, dans ce dernier stade, la fragrance baisse singulièrement de volume, et ce n'est plus qu'une légère mousseline de fleurs blanches, à peinte teintées de derniers accents caoutchouc-indolés, qui nimbe l'épiderme.

Normalement exclusive aux Salons du Palais-Royal, Tubéreuse Criminelle a été choisie, en cette fin d'année, pour rejoindre temporairement les flacons "export" disponibles plus largement. 
La question que les perfumistas se posent invariablement à l'occasion est: le passage au vapo a-t-il marqué une reformulation? 
Pour ma part, je n'ai remarqué de différence qu'en tout début, où ma version d'il y a trois ans me semble un peu plus ronde, plus caoutchouc, plus concentrée... mais pour le reste, l'évolution me paraît identique, et j'avancerais qu'il ne s'agit probablement que d'une concentration du jus dans son flacon. Gaudeamus igitur.

Criminelle, donc? Peut-être pas tout à fait, puisqu'elle-même porte des stigmates... mais ce parfum-là a une trempe rare. Il fallait oser cette entrée en scène dans un grand soufflet qui n'a rien de feint – la stupéfaction vous fait sursauter, les émanations vous étourdissent... Osée aussi, cette crâne volte-face florale, pour devenir un bouquet tubéreuse-oranger en sotto voce. Qui, si beau soit-il, donne envie de revenir en da capo s'enivrer à nouveau de ces bouffées camphrées-pétrole, encore et encore...



Composition (non officielle): jacinthe, tubéreuse, fleur d'oranger, jasmin, muscade, girofle, styrax, musc, vanille

Maison: Serge Lutens (gamme exclusifs Salons et temporairement gamme export)
CréateurChristopher Sheldrake et Serge Lutens
Année de création: 1999
Famille: floral
Disponible en Eau de Parfum, flacon 75 ml, uniquement aux Salons du Palais Royal Shiseido et en ligne sur le site des Salons (125 EUR); temporairement en vapo 50 ml (95 EUR), en parfumeries sélectionnées.

[impression personnelle] tenue ++- sillage +-


Images: flacon "export" via Barneys et flacon cloche via la page Facebook de Serge Lutens; Gustav Klimt, Eaux Mouvantes, huile sur toile, 52 x 65 cm, 1898, collection particulière (via Wikimedia)

3 commentaires:

Maowel a dit…

Quelle chance vous avez de l'apprécier ! Mon ami l'a parfois porté, et je reste si frappé par son départ crissant comme une craie sur le tableau noir que j'ai bien du mal à supporter la suite. Chez Lutens, je préfère Sarrasins dans un registre proche... ;)

En tout cas, votre article est magnifique !

Parfum Bio a dit…

Ah la tubéreuse, l'une de mes préférées

Anonyme a dit…

Superbe peinture de GUSTAV KLIMT !!!