De l'ordre, de l'ordre, il faut de l'ordre

"Floral", "boisé", "oriental"... autant de termes qui font aujourd'hui partie du vocabulaire de base de la parfumerie.

Pourtant, ainsi que je l'ai récemment appris en lisant l'excellent Que Sais-Je? sur le parfum, par J.-C. Ellena, l'idée de classer les parfums est en fait toute récente: dans le dernier quart du 20ème siècle, il y eut une première tentative d'organiser les parfums en les faisant remonter à des archétypes, par "filiation" en quelque sorte. Ce n'est qu'en 1984 que sera mis en place le système de classement le plus utilisé aujourd'hui, celui de la Société française des parfumeurs, qui comptait au départ cinq grandes familles olfactives, basées sur des associations-type de matériaux. Revu en 90, ce système distingue les parfums féminins et masculins, et rajoute deux familles supplémentaires.

Juste pour rappel, ces grandes familles en résumé:
  • les hespéridés : construits autour d'agrumes et de produits liés (fleur d'oranger, etc); on y inclut les eaux de Cologne.

  • les floraux : broderie autour du thème de la fleur, seule, en bouquet, saupoudrée de bois, de fruits, d'aldéhydes.

  • les fougères : bien mal nommées, puisque ces parfums sont en fait composés autour de notes de lavande, de mousse de chêne, de coumarine, bergamote et géranium.

  • les chypres : autre dénomination fantaisiste, inspirée d'un parfum qui fit date (Chypre de François Coty, créé en 1917), et s'inspirant de ses accords de mousse de chêne, de ciste-labdanum, patchouli, bergamote et rose.

  • les boisés : construits autour de notes boisées diverses, opulentes ou sèches, associées à des notes hespéridées, épicées, cuir, etc.

  • les ambrés (ou orientaux) : aux notes douces et chaleureuses, animales, poudrées et vanillées, qui peuvent être associés à des notes fleuries, boisées, etc.

  • les cuirs : famille spécifique aux notes sèches, s'efforçant de reproduire l'odeur du cuir (par des notes fumées, bois brûlé, tabac, etc.), avec des notes de tête à tendance florale.
Si certaines catégories sont suffisamment parlantes pour le "grand public" ("fleuri", "boisé"), d'autres, ainsi que le fait remarquer J.-C. Ellena, le sont nettement moins... et toute classification réelle serait, au final, vouée à l'échec.

Il propose pourtant une typologie toute personnelle des parfums, basée non pas sur leur composition, ou leur filiation, mais sur leur forme d'ensemble, c'est-à-dire la manière dont ils sont perçus...

Honnêtement, je trouve ce système d'agencement bien plus hermétique pour le grand public, mais ces divisions conceptuelles sont tellement pertinentes et intelligentes, et un tel régal pour les amoureux d'art!
Et - puisque j'en suis ;) - je ne résiste pas à l'envie de faire un petit parallèle entre les catégories formelles proposées par J.-C. Ellena et les grands styles artistiques qu'elles évoquent... je tente même de proposer l'un ou l'autre parfum qui pourrait y correspondre, mais l'exercice est périlleux!

  • les Baroques se définissent par un propos exagéré, prenant de l'espace, l'accentuation d'un détail pouvant créer une tension.

    Propos exagéré, espace surchargé, tension? C'est bien là tout l'esprit du baroque, et le flamboyant Rubens en est un bon exemple.
    J'y associerais des senteurs opulentes, riches, chaudes, au sillage marqué: Poison, Angel, ...



  • les Classiques sont les parfums devenus les figures, les archétypes de la parfumerie.

    Le choix, pour les parfums, est évident: N°5, L'Heure Bleue, Vol de Nuit, Arpège, Chypre, les noms se bousculent...
    Paradoxalement, l'association artistique est plus délicate. Plutôt que les mouvements "classiques" (Poussin, Mignard) ou néo-classiques (David, Ingres) proprement dits, j'y associerais plutôt les plus célèbres des oeuvres d'art : la Joconde, le David de Michel-Ange, etc.




  • les Abstraits sont les parfums qui ne renvoient pas à une imitation de la nature.

    Ne pas référer directement au monde extérieur concret ne veut pas dire pour autant être exempt de sentiment...
    En parfumerie, la rupture volontaire avec l'imitation de la nature est peut-être la mieux représentée par les étranges collages olfactifs de Comme des Garçons, avec leurs Odeur 53 ou Odeur 71, qui se veulent retranscrire "l'acier contre la langue", la "buée photocopiée", un "igloo liquide" ou des "désirs d’hélium"... j'y associerais le mouvement expressionniste abstrait, avec ici Mark Rothko, qui se voulait exprimer pensées et sentiments par de simples formes abstraites, de grands aplats de couleur.



  • Les Figuratifs sont les parfums qui s'attachent à donner une représentation fidèle d'une odeur choisie.

    Je crois, ici, que les soliflores s'imposent, agrémentés peut-être d'autres notes pour enrober la fleur, l'étoffer, pour en donner - par illusion - une image plus fidèle encore. Par exemple, Une Rose..., des éditions Frédéric Malle, allie à l’absolue de rose turque des notes de géranium et de lie de vin pour représenter, avec la fleur, la terre, "l'odeur d’une rose de jardin qui aurait été saisie avec ses racines".
    En peinture, on pourrait en rapprocher une grande partie de l'art figuratif, sans qu'il tombe dans l'hyperréalisme: entretenir l'illusion pour mieux représenter la réalité.



  • Les Narratifs sont ceux qui racontent une histoire, un lieu, un voyage.

    Il est, effectivement, des parfums qui vous transportent instantanément "ailleurs", des invitations au voyage, des concentrés de souvenirs en flacon... nombre de Lutens en sont, mais aucun ne m'a paru aussi immédiatement évocateur qu'Arabie, qui à la première vaporisation, vous transporte soudain dans un souk du moyen-orient. Et à cette ambiance correspondent bien les rêveries orientalisantes d'Ingres, pas vrai?



  • Les Minimalistes jouent l'odeur pour l'odeur, nue de tout sentiment.

    Voilà un courant artistique bien spécifique: pour les peintres minimalistes, l'oeuvre ne donne à voir que ce qui y apparaît, sans "ressenti" extérieur. Des bandes de couleur sont juste "les chemins qu'emprunte le pinceau sur la toile", sans plus. A ce courant, représenté ici par Frank Stella, je serais tentée d'associer la série des "7 parfums capitaux" de Jovoy, où chaque parfum a pour unique ambition de réinterpréter les grandes familles olfactives: Marine, Oriental, Poudré...

Voilà, en résumé, une manière bien poétique de considérer les familles de parfums, et l'exercice de style est fascinant... je serais curieuse d'avoir d'autres suggestions!


Sources: J.-C. Ellena, "Le Parfum", coll. Que Sais-Je?; site de la Société Française des Parfumeurs.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Très beau parallèle auquel j'adhère parfaitement. Le système des familles olfactives est réducteur, limitant et dépassé, je préfère classer les parfums en termes plus "concrets", davantage liés à la perception globale des utilisateurs, au delà des matières utilisées.

soph a dit…

dans les narratifs on pourrait également inclure des parfums tels que l'heure bleue justement, qui charme par ses effluves qui évoluent au fil des heures, et par là-même, invitent au voyage, personnel certes, mais...