La cuisine des nez est partie d'un constat: la saveur des aliments, c'est en très grande partie une question de... nez.
Je peux en témoigner de première main, ayant souffert d'agueusie totale pendant six mois tout en gardant l'odorat intact. Et croyez-moi, voilà qui vous change radicalement la perception des choses... tout en permettant une série d'expériences amusantes, histoire de faire contre mauvaise fortune bon cœur. Une pincée de sel directement sur la langue? Rien, nichts, nada. Par contre, même sans notion de sucré ni d'amertume, le chocolat reste essentiellement lui-même, son arôme, tout ce qui le rend identifiable, venant du nez (j'étais donc sauvée, et bénis conséquemment mon sort). Pour apprécier la bonne chère, l'odorat l'emporte, et de très loin, sur les seules papilles.
Consciente du fait, Sabine Chabbert, journaliste de la presse beauté et cosmétiques (Cosmétique News, Beyond Beauty) mais particulièrement amoureuse du parfum, a eu l'idée lumineuse de s'adresser aux virtuoses du cinquième sens pour leur demander à chacun de partager une recette de cuisine.
Vingt-sept parfumeurs ont répondu présent, et non des moindres: Jean-Paul Guerlain, Jean-Claude Ellena, Maurice Roucel, Jacques Cavallier, Francis Kurkdjian, Olivier Cresp,... La cuisine des nez vous prend des allures de Who's who de la parfumerie.
Et c'est donc officiel: les compositeurs de parfums sont bel et bien sortis de l'ombre. Qui aurait imaginé, il y a seulement dix ans, qu'on aurait pu leur consacrer un tel livre? D'autant qu'il ne se borne pas à leur tendre le micro pour leur demander une recette: La cuisine des nez est en fait un très curieux hybride, pour moitié livre de cuisine, mais pour l'autre... recueil de biographies de parfumeurs. Si chaque recette occupe deux pages, le parfumeur qui l'a confiée est présenté sur six. On y parle de leur rapport à la cuisine, certes, mais aussi de leur parcours dans le milieu, de leurs créations, et peut-être plus que jamais jusqu'ici, de leur intimité. Les nez se racontent, se révèlent, vision du métier, tranches de vie et anecdotes.... et pour les perfumistas de la première heure, qui se souviennent du temps où les créateurs de fragrances n'étaient que de mystérieuses figures enfermées dans les coulisses, c'est un vrai bonheur.
Petit florilège?
Michel Almairac (Gucci Rush, Bois d'Encens d'Armani Privé) rappelle une belle image d'Edmond Roudnitska: composer du parfum, c'est comme la pâte à modeler: mélanger du bleu et du blanc, ça fait un joli bleu ciel; rajouter du rouge, ça donne un violet; puis un peu de jaune, ça va encore, mais "si vous continuez, ça devient marron, et il n'y a plus rien, plus d'idée, plus d'esthétique". Image qu'il a retenue, et qui l'a convaincu de travailler par formules courtes.
Alors que la formation scientifique est aujourd'hui passeport obligé pour entrer dans le métier, Françoise Caron, créatrice de l'Eau d'Orange Verte d'Hermès, proclame joyeusement qu'apprendre la chimie, "ça ne sert à rien!" - et que d'ailleurs, depuis 40 ans, elle ne sait pas lire une formule.... Au contraire, Maurice Roucel, connu pour ses créations chaleureuses et sensuelles (Musc Ravageur pour Malle, Tocade de Rochas), était au départ un chimiste pur et dur, spécialisé dans la chromatographie, avant de passer évaluateur puis finalement compositeur - un Maurice Roucel qui, apprend-on, fumait encore allègrement , il y a peu, ses... cinq paquets par jour. Autant pour l'image du parfumeur-ascète préservant jalousement son "outil de travail"!
Les portraits révèlent finalement des parcours très différents, entre l'inévitable "mafia grassoise", soit les héritiers d'une longue tradition familiale dans la parfumerie, parfois séculaire, et les atypiques, les mordus depuis l'enfance, les artistes dans l'âme, ceux qui sont d'abord entrés dans le parfum par ses volets technique ou commercial, voire un peu par hasard.
Histoires croisées, aussi, comme celle de la rencontre du futur couple Maisondieu, Shyamala l'Indo-Malaisienne (Charogne d'ELO, Bois Marocain de Tom Ford) et Antoine le Grassois (Monocle Hinoki et Laurel de Comme des Garçons, Féérie de Van Cleef&Arpels) - Antoine dont le grand-père maternel n'était autre, figurez-vous, qu'un certain... Albert Camus (!). Histoires de complicité entre le père Jean-Claude et la fille Céline Ellena, entre le frère Olivier Cresp et la sœur Françoise Caron; passage de témoin entre Jean-Paul Guerlain et Thierry Wasser... Au fil des pages, les ténors du métier croisent les figures encore peu connues du grand public, comme le directeur olfactif/consultant Pierre Aulas (qui a travaillé sur Womanity de Mugler et lancé la marque Ego Facto), la si talentueuse Patricia de Nicolaï (fondatrice de la marque éponyme), et - coup de cœur personnel - la trop rare Nathalie Feisthauer, mère de mon bien-aimé Nuits Indiennes de Scherrer, que son portrait révèle tout à fait délicieuse.
...et les recettes, me demanderez-vous?
Si, comme la vaste majorité des amoureux de parfums, j'aime la bonne chère, passer derrière les fourneaux aurait en ce qui me concerne sa juste place dans l'un des cercles de l'enfer de Dante. Pour tout dire, laissée à moi-même, mes meilleurs alliés culinaires sont le micro-ondes et l'ouvre-boîtes... mais en pure gourmande, l'énoncé des "coquilles Saint-Jacques au thé fumé", de la "salade d'artichauts à l'orange amère" ou du "dos de cabillaud au pain d'épice et safran" m'ont mis l'eau à la bouche, tout comme, dans un autre registre, le "dessert de Jeanne et Louise" (les filles de Sophie Labbé), mélange de chocolat noir, pralin, amandes, noisettes, Petits Lu et Michokos (!), qui m'a l'air parfaitement crapuleux.
Le bonus de 46 recettes en fin d'ouvrage, qui semblent fusionner nez et papilles dans un numéro de haute voltige encore plus poussé, serait même encore plus alléchant: gingembre, verveine, hibiscus, badiane, ylang-ylang viennent ponctuer les plats, pour des résultats aussi inattendus que le "velouté glacé de fenouil, chantilly de pastis au réglisse", le "risotto en infusion de verveine" ou les "abricots rôtis au vétiver" et autres sorbets à la lavande...
Reste cette éternelle interrogation pour la mageirocophobe que je suis sur cette bizarrerie du genre: pourquoi diantre présenter sous la forme d'un "beau livre", photos artistiques et reliure de luxe, un livre de recettes que j'imaginerais de facto condamné à être maculé de beurre, éclaboussé de sauces diverses, corné et recorné, bref, à souffrir mille morts à l'usage? Alors que justement, celui-ci est si beau, avec sa magnifique galerie de portraits en noir et blanc des parfumeurs signée Frédéric Huijbregts, qu'on n'aurait qu'une envie: le protéger des projections impies des casseroles pour le ranger soigneusement dans sa bibliothèque...
Sabine Chabbert, La cuisine des nez. Les recettes des grands créateurs de parfums, 2010, Éditions Terre Bleue, Paris (224 p., 39 EUR).
7 commentaires:
Oh la la !!!! Il a l'air trop bien !!!
Si Petit Papa Noël m'entend !...
~
Sixtine, tu nous diras si tu as fait des recettes ? ^^
Need ! (oui j'ai beau avoir des loisirs raffinés comme la parfumerie et la cuisine gastronomique, je garde mes réflexes de geekette).
Je ne connaissais pas la métaphore de Roudnitska avec la pâte à modeler, mais j'adore. Il y a tant de parfums confus qui m'inspirent cette phrase de Joseph II : "il y a trop de notes". Maintenant je penserai à la couleur brune.
Bonjour, j'ai trouvé votre site par hasard par Bing et je dois dire que votre sujet est vraiment passionnant. Les informations sont assez plaisantes. Sympa de le partager avec nous. Perseverez comme ça et je souhaite vous lire très bientot avec un sujet aussi agréable. by by.
Sixtine,
Merci de nous faire découvrir ce livre !
Tout d’abord, ça fait plaisir de constater que « nos » nez ne sont pas de purs esprits, des créatures évanescentes, immatérielles et éthérées ! J’ai tendance à trouver plus sérieux, plus crédibles les gens qui aiment les plaisirs du palais !
Réaliser leurs recettes, en revanche, c’est une autre paire de manches ! J’aime cuisiner mais ne suis pas tellement patiente aux fourneaux… Mais à la lecture de cet ouvrage – trop beau, comme tu le soulignes, pour traîner sur un plan de travail, exposé aux "espitures", comme on dit ici, aux taches et aux traces de doigts - , on peut sans doute glaner quelques astuces pour relever un plat plus simple…
Et, outre le côté culinaire, parcourir les biographies doit être passionnant !
Hum, une bonne idée de Kdo de Noël ça !
Vivement les fêtes qu'on teste les recettes ! Miam ! Des recettes de bons vivants, c'est une vraie caution !
Article très intéressant! Merci! :o)
Super article ! Bises !
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