[Avis] Une Fleur de Cassie - Frédéric Malle




Les hasards du calendrier voudraient que je parle de clochettes blanches aujourd'hui, mais restons-en aux pompons jaunes, voulez-vous? D'autant que les deux fleurs sont frappées du même mal, une image qui leur colle résolument à la peau. Si le muguet porte-bonheur a toutes les peines du monde à secouer son côté "jeunesse pimpante", le mimosa, lui, souffre parfois d'une image un peu mièvre, avec ses relents d'amande, ses effets poudrés-violette, sa douceur.

C'est que le pauvret n'avait pas encore rencontré Dominique Ropion.

L'homme est assurément une grande pointure de la parfumerie, avec une foule de succès commerciaux à son actif, beaucoup d'entre eux très réussis (on pense aux divas wagnériennes Amarige de Givenchy ou Alien de Mugler). Aucun pourtant n'avait vraiment laissé présager la maestria dont Dominique Ropion allait faire montre chez Frédéric Malle. Carnal Flower est, de loin, l'une des plus belles tubéreuses du marché. Les deux masculins sont remarquables. Quant au petit dernier, Portrait of a Lady, s'il a suscité des réactions mitigées, c'est pour moi un best of breed: la plus fine, la plus élégante déclinaison du mariage rose-oud si tendance ces derniers temps - qu'on aime ou pas le susdit. J'y reviendrai.
 
Avec Une Fleur de Cassie, Dominique Ropion a décidé de prendre le mimosa à rebrousse-poil. Les plus douces, les plus réconfortantes de ses facettes - les accents anisés, l'amande, le filet de miel - ont été impitoyablement éliminées. Il est vrai qu'il ne s'agit pas ici de vrai mimosa (Acacia Decurrens), mais de cassie (Acacia Farnesiana), à la senteur semble-t-il plus dense...

Dense, disions-nous? C'est justement cette qualité qui saute au nez dans Une Fleur de Cassie. La marque parle dans son descriptif d'une "sonorité typique des années 30", et c'est parfaitement juste: la composition regorge manifestement de matières naturelles riches et charnues, avec une concentration, une épaisseur physique totalement disparue dans les parfums actuels (et pour cause, vu le prix rédhibitoire des dites matières à l'heure de la parfumerie de masse). Pour sentir une telle richesse, il faut revenir aux extraits anciens... on pense à l'effet surconcentré de l'extrait de Joy, avec sa surdose insensée en jasmin et en rose.
Le jeu d'écriture accentue les atours rétro du parfum en entourant les notes de tête d'une belle bouffée d'aldéhydes, joli clin d’œil à la parfumerie d'antan.
 
Une Fleur de Cassie ne se réduit pas pour autant à un pastiche nostalgique. Accents surannés, oui, mais aussi une étrangeté certaine, qui en a désarçonné plus d'un. Après ce départ aldéhydé où flotte brièvement, trompeur, un tendre effluve de mimosa bordé de violettes, la cassie se révèle. Sa senteur, blanche, poudrée mais épaisse, presque plâtreuse, interpelle. Souligné de jasmin légèrement indolique, le charnu de la cassie devient charnel, exhale une senteur étrange, mi-chair baumée, mi-... plâtre, carton humide. Avec, au loin, comme un petit souvenir d'étable... 
Et le parfum de se faire à la fois subtilement dérangeant et curieusement confortable, abandonnant toute prétention fleurie pour devenir pratiquement corporel - un parfum de femme qui sent la femme? D'autant que l'étrangeté réelle de la fragrance n'est pas du tout montée en épingle: comme une élégante Gala coiffée de son chapeau-chaussure vous sourirait le plus naturellement du monde, c'est sans ostentation qu'Une Fleur de Cassie quitte presque les rivages du parfum pour se faire odeur.

Tout aussi paisiblement, elle revient à quai en fin de tenue, se réchauffant d'un peu de vanille et de quelques accents amandés, doucement nuancés de santal - bref épilogue plus conventionnel, mais très plaisant, à un voyage qui s'est avéré fascinant.




Ce mimosa déniaisé allait-il trop loin? Il y a quelques temps, des rumeurs de reformulation ont - déjà! - commencé à courir. Et effectivement, en comparant côte à côte différents millésimes, pour ainsi dire, il est vrai que des différences sont perceptibles entre la version des premiers flacons, plus profonde, plus animale, et la version vendue actuellement, plus claire, plus lumineuse...

Certes, certes. Mais la maison est tout entière fondée sur le travail d'auteur de ses parfumeurs, et elle a suffisamment montré, en ses dix ans d'existence, que son refus affiché des compromis n'était pas paroles en l'air. Alors qu'elle propose par ailleurs un parfum aussi atypique que Dans Tes Bras, l'imagine-t-on vraiment reformuler à la sauvette l'une de ses références réputée "exigeante" pour la rendre soudain plus accessible et doper ses ventes? Vu la très haute concentration en naturels de la formule, j'avancerais qu'il s'agit bien plus probablement ici d'une variation dans les récoltes, et, surtout, d'une question de maturation au fil du temps. On sait que les parfums se concentrent dans leur flacon avec les années... il ne faut vraisemblablement pas chercher plus loin.
Reste aussi, bien entendu, la possibilité d'une nécessaire conformisation aux dernières normes IFRA en date... mais je croise les doigts pour que ce ne soit pas le cas, et que dans quelques années, cette Cassie plus claire soit devenue aussi divinement riche que le fond de flacon ancien qu'il me reste.

De toute manière, quelle qu'en soit sa variante, Une Fleur de Cassie reste un parfum d'exception. L'un de ces rares parfums à l'écriture si parfaite qu'ils ne se révèlent qu'à regret, de ceux qu'il faut prendre la peine de découvrir, de tester encore et encore, avant de mieux les comprendre, voire de pouvoir les apprécier.
Et quand, enfin, cette jolie laide daigne vous sourire, c'est félicité pure... 


Notes de tête: absolu mimosa, absolu rose
Notes de cœur: fleur de cassie, absolu jasmin, œillet
Notes de fond: vanille, musc, santal

Maison: Editions de Parfums Frédéric Malle
Créateur: Dominique Ropion
Année de création: 2003
Famille: floral
Disponible en Eau de Parfum (concentration à 12%), vapo 50 ml (110 EUR), 100 ml (165 EUR) et en set de trois vapos 10 ml (70 EUR). Un beurre corporel coordonné est disponible.
En boutiques F.Malle et points de vente sélectionnés, et en ligne sur le site de la maison
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[impression personnelle] tenue ++- sillage +--


Images: flacon 100 ml (via Liberty); Gala Dalí portant un chapeau-chaussure d'Elsa Schiaparelli, v. 1937 (via SaveMyBrain).

9 commentaires:

Jicky a dit…

Super article comme toujours !

J'aime beaucoup cette Cassie. Du moins, j'adore les 20 premières minutes.

Ces 20 premières minutes me vont vibrer par cette évocation de MA madeleine de Proust : Champs-Elysées, de Guerlain, qui était aussi un mimosa assez transparent et avec des notes boisées et vanillées en fond.

Sauf que la Cassie, je la trouve "marron" aussi au fil de son évolution. Les fleurs se fanent assez rapidement avec moi, et laissent un fond, certes très beaux, mais que je trouve bizarrement indistinct et qui m'évoque... le jambon...

Mais pas le jambon hetrta je sais pas quoi genre de paris dégueulasse dans du plastoque. Non, un beau jambon de parme, avec ses accents fumés, légérements secs et boisés. Mais hélas, ça me reste trop en bouche, et ça finit toujours pas m'écoeurer !!!

C'est dommage, car la tête est réellement magnifique, mais en toute honneteté, quoiqu'on en dise, Champs-ELysées de Guerlain m'émeut 300 fois plus !

Vive l'odorat ! =)

Amalia a dit…

Bonjour,
Je lis vos articles avec beaucoup de plaisir.
Votre description est encore une fois très belle et tout à fait juste.
Je porte une Fleur de Cassie depuis quelques temps et je suis vraiment sous le charme.
Ce parfum est singulier c'est vrai, je perçois tout à fait la petite note plâtre à laquelle vous faites allusion.
Il est effectivement très charnel, une odeur de peau particulière... Je serais ravie qu'on associe cette odeur à moi.
Quoi qu'il en soit avec Une Fleur de Cassie, je me sens comme privilégiée.

Anonyme a dit…

J'ai une nette preference pour l'actuelle reformulation d'Une Fleur de Cassie a la version originale, plus "fauve", qui d'ailleurs ne s'est jamais bien vendue aux Etats-Unis au point ou les flacons en vente chez Barney's New York datent toujours de la periode de pre-reformulation alors que les echantillons sont ceux de l'actuelle version, plus accessible au niveau de la portabilite.

Uella

Six' a dit…

Jicky,

Merci à toi!
Champs-Elysées, je dois avouer que le connais très mal. Un comble pour une fan de mimosa, quand même... mais ta description me fait très envie, je vais remédier à ça très vite!

Ma pauvre Cassie, je vois bien le carton mouillé, même le plâtre, voire la paille, mais... du jambon fumé?? J'ai déjà eu cette impression pour l'un des Labo, mais là, vraiment, je ne le sens pas dans UFDC! (heureusement ;))

Bon, mais nous disions donc: Champs-Elysées. Je note, je note!

Six' a dit…

Amalia,

Je crois qu'UFDC est, quelque part, un parfum "qui se mérite". J'ai lu plus d'une fois des avis de personnes qui disaient l'avoir trouvé longtemps désagréable, avant de finalement tomber sous le charme... et il me semble qu'il est considéré, chez Malle, comme l'un des plus "exigeants" de la gamme. Pas immédiatement séduisant, justement, mais... une senteur troublante, qui reste dans la tête.
Je ne le porte que rarement, moi-même, mais je comprends tout à fait qu'il puisse devenir une signature olfactive précieuse...

Merci pour votre visite!

Six' a dit…

Uella,

Comme je le disais plus haut, je crois qu'UFDC est l'un des plus difficiles d'accès dans la gamme Malle, et (sans connaître les chiffres), je ne serais pas étonnée outre mesure que les ventes soient très limitées.

Quant à cette question de reformulation... on ne peut être sûr de rien! Effectivement, je sens aussi une différence, avec les jus anciens plus "fauves" - ce qui n'est pas pour me déplaire, personnellement, mais je comprends que la version plus légère puisse plaire davantage. Les deux sont de toutes façons si belles...

Anonyme a dit…

J'adore "cette jolie laide daigne vous sourire". Je dirais presque "cette fausse laide".
Tu as bien raison c'est un parfum exigeant qui a une sophistication vintage qui me plaît beaucoup. Pas toujours facile à porter mais somptueux et spécial.
VH

Jicky a dit…

Bah une impression très salée et fumée en fond. Le Labo ? J'imagine le patchouli 24 ? Il m'évoque le saucisson brûlé ^^

Sinon, Champs-Elysées est très critiqué, mais pour moi, c'est une merveille !

=)

Anonyme a dit…

Quel article magnifique, merci. Je porte Une Fleur de Cassie depuis plusieurs années et je vous rejoins parfaitement dans vos descriptions. J'ai même envie de dire "beauté fanée" plutôt que "jolie laide". Ce parfum je l'imagine sur une femme qui aurait passé la nuit chez un amant et aurait renfilé ses vêtements pour rentrer incognito à la maison sans prendre de douche... Son odeur charnelle flotte encore quelques minutes, tel un fumet délicieux, dans le taxi et le porche de son immeuble! Une fois chez elle, elle se douche, enfile des vêtements propres mais ne se parfume pas pour garder un peu de l'odeur de cette nuit d'amour! Ce parfum c'est aussi celui de la fin de l'été, de la fin de la journée quand les fleurs fatiguées par le soleil font grise mine avant de reprendre un peu de vie dans la fraîcheur de la nuit. Merci surtout à Dominique Ropion car rarement un parfum m'aura autant transportée (je précise que je suis très loin de la femme dans le taxi, je suis mère de 2 petits enfants et marié à un homme formidable!) PS: au sujet des différences, j'ai effectivement constaté que mes flacons n'avaient pas tous exactement la même odeur ni la même couleur mais je pense que c'est avant tout lié à la richesse en composants naturels qui évoluent nettement dans le temps. Le personnel de Frédéric Malle m'a conseillé de mettre ma collection à l'ombre pour atténuer le vieillissement naturel de ces merveilleux parfums. Cordialement, Laura