[Avis] Vitriol d'Œillet - Serge Lutens



Du dandy, Serge Lutens a peut-être délaissé l'assurance ostentatoire, mais il a gardé l'élégance, le raffinement, le goût du beau poussé à son paroxysme. Si l'exquise décoration des Salons du Palais-Royal, écrin d'améthyste pour ses créations, n'en était pas suffisamment témoin, il suffit de penser à son projet un peu fou, cet extraordinaire riad de Marrakech qu'il restaure, remanie, cisèle depuis 35 ans, pour en faire... ma foi, lui seul le sait, mais de l'étourdissante splendeur du lieu émane une aura quasi-religieuse, comme si c'était une cathédrale à la gloire de la Beauté. Une quête qui n'est pas sans rappeler celle de cet archétype littéraire des esthètes, le fameux Des Esseintes d'À Rebours, pensant, repensant sa demeure jusqu'à la perfection...
 
Jusqu'à présent, le dandysme était filigrane peu ou prou discernable au fil de la gamme signée Lutens. Mais avec ce double lancement automnal, il passe résolument à l'avant-plan, sabre (canne?) au clair. Vitriol d’Œillet, l'"export" sorti ce 1er juillet, réfère explicitement à la fleur que les dandies british glissaient élégamment à leur boutonnière. Oscar Wilde était coutumier du fait... et le saint patron des dandies serait en quelque sorte le trait d'union avec l'exclusif Salons, un merveilleux fleuri vert amer qui sortira à la rentrée, celui-là: De Profundis était aussi le titre de la lettre déchirante que Wilde adressa, de sa geôle, à son amant.




Comme toujours avec Serge Lutens, pourtant, les choses ne s'arrêtent pas à leur surface - la polysémie, les jeux de mots et d'esprit seraient plutôt seconde nature -, et cet œillet-là ne se contente pas de jouer les ornements. Pour faire écho à la forme hérissée, déchiquetée de ses pétales, on nous promet une fleur "en colère", et le Londres fin-de-siècle se voile d'inquiétantes brumes, l’œillet hésite entre Holmes et Moriarty, lorgne du côté de Whitechapel, finit par passer du Dr Jekyll à Mr. Hyde.

Sans aller jusqu'au corrosif du "vitriol" annoncé, le Lutens nouveau montre les dents en tête, c'est certain. Comme Poivre de Caron en son temps, Vitriol d'Œillet souligne la facette épicée de la fleur - l’œillet des jardins est riche en eugénol, molécule qu'il partage avec le clou de girofle - d'une solide dose de poivre. En l’occurrence, c'est le poivre de Cayenne (et même, paraît-il, un cocktail de poivres noir, rose et gris) qui vient secouer le bouquet vieille-Angleterre, ponctué - forcément - de girofle et, tant qu'à faire, de giroflée, fleur ainsi nommée parce que sa senteur rappelle l'épice.

Pourtant, s'il est vrai qu'il se montre très poivré en tête, Vitriol d'Œillet ne mord pas vraiment. Il a conservé les accents secs et boisés des épices, mais sans se faire outrageusement piquant. C'est aussi qu'il nimbe son poivre-girofle d'un léger voile savonneux, et qu'une tonalité fleurie un peu aigrelette se fait assez vite sentir. Et c'est surtout que la base Prunol, mariage de prune confite, d'épices et de bois mis à l'honneur par la maison depuis le pionnier Féminité du Bois, est cette fois encore bien présente...

Sur la longueur, le lit d'épices se dissipe lentement, pour dévoiler progressivement un œillet un peu plus affirmé, mais sans trop de réalisme (les restrictions actuelles sur l'eugénol ne simplifient par ailleurs pas la tâche). Baumé, sourd, cosmétiqué, assez nettement nuancé de rose et adouci d'accents poudrés, l’œillet semble décliné sur le mode rétro, impression encore accentuée par le côté aigre encore perceptible. Et l'on croirait presque que la fleur s'est flétrie sous les gouttes de vitriol, que le jeu a été poussé jusqu'aux registres du fané... clin d’œil aux chants funèbres du futur De Profundis?

Lancer un œillet aujourd'hui, malgré sa connotation surannée, malgré les dernières régulations qui rendent la chose pratiquement impossible, c'est vraiment aller à contre-courant - et rien que pour cela, Vitriol mérite les applaudissements. J'avoue pourtant ne pas être totalement séduite, peut-être parce que j'attendais bien plus d'agressivité, plus d'outrance d'un jus au nom si belliqueux, alors que passés les poivres pas vraiment piquants, l’œillet finit par vous faire les yeux doux... 
En fait, pour vous faire une confidence, mon vrai, mon immense coup de foudre de la rentrée lutensienne ne se nicherait pas à la boutonnière d'Oscar, mais plutôt au fond de sa cellule... mais ceci est une autre histoire.



Composition (non officielle): poivre de Cayenne, girofle, giroflée, œillet

Maison: Serge Lutens (gamme export)
Créateur: Christopher Sheldrake (?) et Serge Lutens
Année de création: 2011
Famille: floral épicé
Disponible en Eau de Parfum haute concentration, vapo 50 ml (95 EUR), aux Salons du Palais Royal Shiseido et en ligne sur le site de la maison dès le 1er juillet; dès septembre, en points de vente sélectionnés.

[impression personnelle] tenue ++- sillage +-


Images: flacon "export" et flacon gravé en édition limitée via Serge Lutens; photo colorisée d'Oscar Wilde vers 1889, par W. & D. Downey?

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Serge Lutens s'amuse toujours avec les noms de parfum que l'on ne doit surtout pas prendre au pied de la lettre; deconcerter est le mot d'ordre chez Serge Lutens. Rappelez-vous Fille en Aiguilles et son cote plus masculin/unisexe que "fille" et Bas de Soie qui a plutot l'agressivite d'un collant en latex noir qu'un vrai bas de soie.

Emma